A l'origine, ce pastiche de Guy de Maupassant par Annick Perrot-Bishop était illustré d'un dessin pastiche de Honoré Daumier par Jean-Guy Aumont. Nous remercions l'auteur de nous avoir donné l'autorisation de mettre en ligne sa nouvelle.
Nous étions tous réunis chez le Docteur Delgrave, un éminent aliéniste de Rouen, et la soirée touchait à sa fin, lorsqu'on entendit des coups frappés à la porte. Le domestique alla ouvrir et revint, un instant plus tard, l'air embarrassé. Il chuchota quelques mots à l'oreille de notre hôte qui, sans une hésitation, répondit : « Mais faites-le donc entrer, Joseph ! »
L'homme qui pénétra dans le salon était grand, maigre, pâle, avec des yeux fiévreux qui semblaient lui dévorer le visage. Son regard était fixe, comme hanté par une vision, une vision obsédante, qui rongeait sa chair, buvait son souffle, harcelait son âme. Un frisson de peur et d'angoisse parcourut mon corps. Pourtant, l'inconnu faisait peine à voir et j'eus pitié de cet homme qu'une pensée inquiétante habitait.
Le Docteur Delgrave dit : « Messieurs, je ne voulais pas que nous nous séparions avant que vous n'écoutiez très attentivement Monsieur B… qui est un de mes patients. Il va vous parler d'un événement tellement bizarre, tellement incompréhensible, que je désirerais là-dessus votre avis. »
Ayant salué, l'homme s'assit et dit :
- Mon Dieu ! messieurs, je vais donc vous dire ce qui m'est arrivé. Mais le pourrai-je, sans que vous ne me preniez pour un fou ? Pourtant, je crois être sain d'esprit et vous en donnerai la preuve.
L'homme poussa alors un profond soupir et se tut quelques instants. Puis il reprit :
- J'ai quarante-six ans aujourd'hui, et cela fait plus d'un an que cette aventure m'est arrivée. Depuis, une sorte de terreur constante m'est restée gravée dans l'âme. Oui, messieurs, j'étais heureux avant cet événement et ma vie a été brisée... Mais commençons par les faits :
Je vivais dans l'insouciance du lendemain, ma fortune étant suffisante pour me permettre une vie de loisirs et un certain confort. Soucieux seulement d'occuper mon temps, j'étais toujours à la recherche de plaisirs, non ceux qui avilissent l'âme, mais ceux qui la charment, la nourrissent, l'élèvent. Je parcourais les galeries de peinture, me rendais fréquemment à des concerts, et essayais de capter le secret profond des œuvres d'art, ayant toujours eu le regret de ne savoir créer. Pourtant, ce regret ne m'attristait guère ; au contraire, il éveillait en moi l'ardent désir de découvrir, de connaître plus profondément, de posséder le mystère que les œuvres recélaient.
J'avais toujours été un solitaire, un rêveur, mais savais à l'occasion m'entourer d'amis, peintres, poètes ou musiciens, dont l'imagination me fascinait. J'avais coutume de les réunir chez moi, deux fois l'an, et chacun d'eux lisait son dernier poème, montrait son tableau le plus récent, ou jouait au piano sa dernière composition.
Or un soir, mon ami, le peintre Pierre Barral, me montra une peinture qu'il n'avait jamais réussi à vendre. Elle était restée pendant des années chez son marchand de tableaux. Ce dernier avait fini par demander au peintre de la reprendre. C'était un tableau de petite dimension, représentant, en son centre, une main, une main de femme, longue, blanche, délicate, dont le grain de peau était si fin qu'il laissait deviner un confluent de veines bleutées.
Je saisis l'objet pour l'examiner de plus près et sentis qu'il me tentait, comme on tente un désir puissant, longtemps ignoré. Quel singulier sentiment éprouvai-je à ce moment-là ! Je regardais la main et j'étais là, tremblant, séduit, troublé, envahi par un désir de possession qui me gagna d'abord lentement, avec douceur, puis de manière irrésistible, violente. J'étais parcouru par une vibration de tous les sens que je ne m'expliquais pas. Ce charme étrange ne résidait pas seulement dans la forme et dans la couleur, qui étaient parfaites, mais au-delà de toute forme et de toute couleur.
Je demandai au peintre à qui appartenait cette main sublime. Il me répondit qu'en réalité la femme qui lui avait servi de modèle était fort laide, massive, masculine. Elle ne possédait comme attraits que cette main, une seule, car l'autre demeurait toujours gantée.
J'achetai le tableau sur le champ. Puis, je le portai dans ma bibliothèque où je l'enfermai à clef dans un tiroir de mon bureau.
Au cours de la soirée, mon esprit ne put s'empêcher de penser constamment à la main. J'essayais de fixer mon attention sur les poèmes de mes amis, mais en vain. Je ressentais le désir pressant que la soirée se terminât, que je puisse, tout à loisir, examiner le tableau que je venais d'acquérir.
J'avais toujours aimé les objets. Je m'étais, au cours de ma vie solitaire, attaché aux objets inanimés. Je m'en entourais, j'en emplissais ma demeure, et je vivais là, au milieu de tableaux, de sculptures, de bibelots qui savaient me parler dans leur langage silencieux et familier. Je me sentais heureux parmi eux, satisfait, et leur présence m'était si douce que je passais des heures, assis dans mon fauteuil, à les regarder un à un, à leur parler, comme à des êtres chers. Mais aucun d'eux, non, aucun d'eux n'avait jamais soulevé en moi cette vague de désir, ce ravissement, cette joie inexplicable, que fit naître la possession de la main.
J'avais accroché le tableau au mur qui faisait face à mon bureau, et je pouvais, lorsque j'y travaillais, lever de temps à autre mon regard vers l'objet bien-aimé. Je ne restais jamais absent très longtemps de chez moi et, aussitôt arrivé, me précipitais dans la bibliothèque pour y retrouver mon cher tableau. Je vivais dans la peur constante qu'il me fût volé ; aussi, avais-je fait venir un serrurier pour qu'il posât des verrous aux fenêtres du rez-de-chaussée.
Je vécus ainsi dans le bonheur et l'angoisse pendant plusieurs mois ; bonheur de retrouver chaque jour la main, dont la présence me hantait lorsque j'en étais éloigné, angoisse de la perdre, d'en être séparé, à tout jamais.
Ma santé s'en ressentit. J'avais souvent de la fièvre et des insomnies. J'éprouvais quelquefois la sensation d'un danger menaçant ou le pressentiment de la mort toute proche.
Je finis par consulter mon médecin qui me prescrivit des douches froides. Je ressentis un mieux pendant quelques temps. Puis, de nouveau, j'eus des difficultés à dormir, restant de longues heures éveillé, à la suite d'un cauchemar dont je ne me rappelais rien mais qui laissait, au fond de ma gorge, la marque d'une angoisse intolérable.
Une nuit pourtant, je tombai dans un sommeil profond, dans un anéantissement qui semblait être le fait d'une force implacable, contre laquelle je luttai, mais en vain. J'avais l'impression de descendre dans un abîme sans fond, avec une lenteur désespérante qui était comme une mort de l'âme. Puis, j'eus le sentiment que quelqu'un s'approchait lentement de moi, m'observait, me frôlait même du bout des doigts. Et tout à coup, j'eus la sensation effrayante, épouvantable, horrible d'avoir la gorge prise dans un étau, oui dans l'étau d'une main, d'une main gantée ! J'essayai de me débattre, de lutter contre cette force qui m'étouffait, mais mon corps restait inerte, incapable de mouvement, anéanti ! Une peur insoutenable m'étreignit, et soudain, je me réveillai, haletant, le cœur affolé.
J'allumai une bougie et regardai autour de moi : j'étais seul. Je pensai que j'avais eu un cauchemar, mais je sus aussi qu'il s'agissait du même cauchemar qui m'avait attendu chaque nuit, qui m'attendrait encore, pour me laisser, au matin, l'impression d'un serrement autour de la gorge.
Le lendemain, je m'apprêtais à me raser, lorsque je vis avec stupeur, dans mon miroir, des marques bleuâtres autour de mon cou. Ah ! qui comprendra mon angoisse ! Qui comprendra l'émotion qui m'étreignit en cet instant ! Je regardais fixement ces marques, sans oser faire un geste, sans oser les toucher, tant était grande l'horreur qu'elles m'inspiraient. Mon corps s'était mis à trembler et j'eus à peine la force d'appeler mon domestique. Lorsqu'il arriva, je lui dis simplement que je m'étais coupé et que je désirais un flacon d'éther.
Quand il revint, j'avais eu le temps de me ressaisir, de cacher les marques de mon cou sous un foulard de soie.
Après le petit déjeuner, sans même me rendre dans ma bibliothèque, j'ordonnai qu'on attelât pour Rouen. J'éprouvais le besoin de quitter ma demeure, de retrouver le monde des hommes, de me mêler à la banalité de leurs conversations.
Pendant le trajet, je ne pus m'empêcher de penser aux marques bleuâtres autour de mon cou. Avais-je été l'objet d'une hallucination ? Se pouvait-il que des insomnies répétées, une sensibilité exacerbée, finissent par entraîner l'irritation d'un filet nerveux ? Ou alors était-ce une perturbation dans le cerveau, si fragile et imparfait, une imperceptible crevasse, qui avait provoqué ces troubles de la vision ? Avais-je, moi-même, imprimé ces marques en me débattant au cours de mon cauchemar ? Que tout cela était étrange !
La journée passée à Rouen me fit le plus grand bien. Je rendis visite à quelques amis et terminai la soirée au théâtre. Sur le chemin du retour, je songeais, non sans étonnement, à mes frayeurs du matin. La solitude est propice à bien des débridements de l'imagination. Au lieu de conclure à un cauchemar, et admettre que je m'étais moi-même fait ces marques en me débattant, j'avais imaginé des mystères inquiétants et des êtres d'une nature différente de la nôtre.
Dès mon retour, je me précipitai dans la bibliothèque. J'étais impatient de retrouver mon cher tableau. M'approchant de la main, je l'effleurai du bout des doigts, caressant ses contours, m'attardant aux moindres reliefs, envahi par un tremblement qui me courait le long des membres.
Je la caressais longtemps, longtemps : jusqu'à ce qu'elle provoque en moi un trouble profond, un sentiment à la fois de bonheur et de nostalgie, comme après un baiser. Il me semblait que j'avais dû connaître cette femme dont je devinais la beauté, les caresses, les rêves...
Puis, par une de ces associations d'idées qui foisonnent dans notre cerveau, ce que m'avait dit Pierre Barrai au sujet de son modèle me revint à l'esprit : la femme ressemblait à un homme et avait une main toujours gantée ! Gantée, comme dans mon cauchemar ! Mon cœur se mit alors à battre violemment. Comment avais-je pu prêter si peu d'attention aux paroles du peintre ? Pourquoi avais-je été envoûté par cette main, troublé au plus profond de moi-même ? Qui était cet être, mi-homme mi-femme, qui était venu hanter mes nuits ? Et pourquoi ?
Mais ne s'agissait-il pas d'un cauchemar ? Cette main gantée n'était-elle pas l'envers de la beauté, sa face cachée, que nous enfouissons en nous-même et qui ressurgit la nuit dans notre sommeil ? Je songeais à tous les beaux objets dont je m'étais entouré, à toutes les œuvres d'art que j'avais contemplées, refusant la laideur du monde, la niant même, pour m'enfermer dans un univers de perfection. Et maintenant, je portais autour du cou les marques de cette laideur !
Je me précipitai dans ma chambre et fermai soigneusement la porte. Puis, m'approchant du miroir, je défis le foulard qui entourait mon cou, avec l'espoir fou que les marques auraient disparu, que j'aurais été l'objet d'une hallucination, d'un instant de folie. Mais je vis, oui, je vis avec désespoir, qu'elles étaient toujours là ; seule leur couleur avait changé, passant d'une teinte bleuâtre à celle plus foncée de l'encre. Qui avait imprimé ces marques ? Était-ce moi ou était-ce cet être à la main gantée ? Qui était-il ? D'où venait-il ? A quel monde appartenait-il ? Oh ! mon Dieu ! je sentais que j'allais devenir fou si je ne trouvais pas de réponses à mes questions !
Je m'installai dans mon fauteuil après avoir éteint les lampes, sauf une que je pris soin de cacher derrière un paravent. Et j'attendis. Oui, j'attendis, bien décidé à éclaircir le mystère qui m'obsédait. La nuit était brûlante, sans air. Un filet de lune se glissait jusqu'à la porte de ma chambre, l'éclairant parfaitement.
Vers une heure du matin, des bruits se firent entendre dans la bibliothèque. Mon cœur se mit à battre violemment dans ma poitrine. Je ne fis aucun mouvement. Il me semblait que quelqu'un montait à présent l'escalier, d'un pas léger, mais avec une lenteur déconcertante. Puis, j'eus brusquement la certitude que l'être était arrivé sur le palier. Il était maintenant tout proche, derrière la porte ! La poignée se mit à tourner, sans bruit, puis la porte s'ouvrit avec un imperceptible grincement. Alors, je me précipitai sur la lampe cachée derrière le paravent et la tendis à bout de bras. Mais je ne vis rien, absolument rien ! Puis la porte se ferma violemment, et j'entendis des pas précipités dans l'escalier. Je bondis hors de la pièce à la poursuite de l'être, avec le désir frénétique de le tuer. Mais il avait disparu ! Le silence était revenu dans la maison et j'eus beau tendre l'oreille, je n'entendis que le tic-tac de l'horloge dans le vestibule. Et bien ? Où s'était-IL caché ?
Dans un accès de rage, je me précipitai dans la bibliothèque et allumai un feu dans la cheminée. Puis je décrochai la main et l'y jetai, sans une hésitation, poussé par une force qui avait surgi du plus profond de moi, qui s'était brusquement réveillée, prête à se battre, qui donnait à chacun de mes gestes un sentiment de certitude.
Le feu mit longtemps à prendre. Puis soudain il jaillit, embrasant le tableau qui se mit à onduler, à se tordre sous la caresse des flammes. Un cri horrible se fit entendre au dehors, un cri étrange, qui n'était ni celui d'un humain, ni celui d'une bête. Mon corps se mit à trembler, en même temps qu'un sentiment d'exaltation m'envahissait, car je pensais enfin être libre, de lui, l'être, mais aussi de quelque chose qu'il avait insufflé en moi et qui buvait ma vie.
Je remontai lentement l'escalier, me jetai sur mon lit tout habillé et m'endormis jusqu'au matin d'un sommeil sans rêves.
Le lendemain, mon jardinier trouva dans l'allée un gant de cuir qu'il me rapporta. Je frémis au contact de l'objet, mais décidai de l'enfermer dans un des tiroirs de mon bureau.
Plusieurs jours passèrent sans que rien ne se produisît. Puis, un matin, j'eus la curiosité d'ouvrir le tiroir où était caché le gant. L'objet avait disparu ! Oui, disparu ! Je courus interroger mon domestique mais il semblait tout ignorer.
L'être était donc revenu ! Il était toujours vivant ! Il reviendrait sans doute pour se venger, pour m'étouffer dans sa poigne de cuir !
Alors je fuis, je fuis de chez moi. J'allai me réfugier dans un hôtel à Rouen. J'y passai plusieurs jours, enfermé, épiant le moindre bruit, car bien qu'invisible l'être était perceptible à mon oreille. Mille questions m'assaillirent pendant mes nuits d'insomnie. Comment la créature avait-elle pu prendre l'aspect d'une femme pour apparaître aux yeux du peintre ? Pourquoi la main était-elle restée si longtemps chez le marchand sans trouver d'acquéreur ? N'avais-je pas été choisi en quelque sorte ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
Celui qui n'a jamais été en contact avec le surnaturel ne sait pas vraiment ce qu'est la peur. La peur c'est quelque chose d'effroyable ; c'est un spasme qui vous étreint, qui décompose votre âme, c'est quelque chose comme le souvenir vague mais terrifiant des croyances d'autrefois. La vraie peur ce n'est pas celle qu'on éprouve devant un danger connu, c'est celle qui vous saisit devant l'Inconcevable, l'Incompréhensible, le Fantastique ! Oui, j'avais peur, terriblement peur, et je ne trouvai d'autre solution que celle d'aller me réfugier dans la clinique du Docteur Delgrave, espérant qu'IL ne viendrait pas me chercher là !
Vous me croyez fou, messieurs ? Le Dr Delgrave l'a cru pendant longtemps. Puis le doute s'est immiscé dans son esprit lorsqu'il a constaté que les marques ne disparaissaient pas. Regardez…
L'homme défit le foulard de soie qu'il portait autour du cou. Alors nous vîmes tous, avec horreur, cinq taches violacées qui s'étalaient sur sa peau.
Un long silence s'ensuivit.
Après le départ de monsieur B..., le docteur Delgrave se tourna vers nous et dit :
- Messieurs, que dites-vous du récit de mon patient ? Son histoire n'est-elle pas à ce point bizarre que nous ne puissions l'expliquer par la science ? A moins... à moins que ces taches n'aient été le fait d'une affection de la peau... un champignon inconnu... Auquel cas, tout n'aurait-il pas pu être imaginé par un esprit malade ? Qu'en pensez-vous ?
©Annick Perrot-Bishop, « La Main gantée », Revue imagine [Montréal], Vol. VI, n°27, avril 1985, p.21-28.
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