Nous étions quatre réunis autour d'une table au moment où la fumée des blonds havanes monte en volutes vers les solives du plafond. C'était au soir d'une journée de chasse. Tandis que les chiens harassés séchaient au feu de bois leur poil trempé de pluie, nous en étions aux petits verres de calvados. La générosité des vins avait mis un peu de feu aux pommettes et les langues se déliaient. La marche avait été rude et chacun allongeait avec satisfaction sous la table ses jambes raidies par les allées et venues dans les champs de la grasse campagne normande. Après les obligatoires commentaires sur les incidents de la chasse, la conversation avait dévié sur l'amour et les femmes. La tiédeur de la salle, l'euphorie de la détente physique créaient une ambiance propice aux épanchements. - Pour moi, dit Adolphe Serval, certains mariages sont une énigme. L'union d'un homme laid avec une jolie femme me semble une monstruosité, un acte contre nature. Quelle doit être l'existence d'un mari intelligent condamné à passer ses jours aux côtés d'une épouse stupide ! Comment des êtres aussi dissemblables ont-ils pu se décider à la vie commune ? - Peut-être oubliez-vous un peu trop qu'un amour profond est susceptible de modifier nos vues et que sous l'empire de la passion nous ne jugeons plus avec le sang-froid que nous apportons aux circonstances ordinaires de la vie, répondit le docteur Legris. - Docteur, reprit Serval, j'ai eu mes bonnes fortunes comme tout jeune homme, mais je vous avoue que mon goût, même très vif, pour une femme ne m'a jamais empêché de penser qu'une sotte est une sotte. - Dans ma carrière déjà longue de médecin, il m'a été donné de constater un cas qui prouve singulièrement l'exactitude de ma thèse. - Voilà une histoire que vous allez nous faire le plaisir de conter, fis-je à mon tour. René Legris était établi médecin dans le canton de Menneville. Après avoir renoncé à sa clientèle parisienne, il était venu là pour vivre dans sa Normandie qu'il aimait de toute son âme. Il s'assura la voix par quelques toussotements, passa la main sur sa barbe grise suivant un geste qui lui était familier et, se renversant un peu sur son siège, il commença. - Ma famille était liée par une relation de voisinage avec un monsieur Riquet dont les terres touchaient notre propriété. Ses cartes de visite portaient : Riquet de la Hougue, du nom de sa gentilhommière. Le pauvre était pour mes frères et moi un sujet de plaisanterie car il était affligé d'une laideur peu commune. Son buste reposait sur des jambes minuscules et son absence de cou faisait que la pointe des épaules arrivait à la hauteur des oreilles. Un nez énorme et ponceau, des yeux sortant des orbites complètent la description du personnage. J'oubliais ce détail : il était chauve avec une mèche de cheveux bizarrement posée sur le crâne, aussi l'avions-nous appelé Riquet à la Houppe faisant, par une plaisanterie facile, un rapprochement avec son nom véritable. Notre voisin souffrait de sa disgrâce physique car il s'en rendait compte étant tout le contraire d'un esprit borné. Monsieur Riquet possédait une intelligence fort vive ; ses réparties inattendues et toujours piquantes donnaient à la conversation un tour enjoué et, au lieu de nous moquer de lui, nous aurions dû lui être reconnaissants des bonnes soirées passées ensemble, mais la jeunesse est cruelle, La Fontaine l'a dit avant nous. Par un de ces hasards qui feraient croire à une providence humoriste, la famille Dyvetot dont la château est situé entre Fécamp et Honfleur, comptait comme héritière une fille ravissante, douée d'un corps sculptural mais d'une intelligence nettement au-dessous de la moyenne. Les parents qui s'étaient tout d'abord réjouis de la beauté extrême de l'enfant durent se rendre à l'évidence et constater qu'Adèle - c'était son nom - s'avérait dépourvue d'esprit. Ce fut pour eux un gros chagrin. Dans les bals donnés pour attirer les prétendants possibles, elle était le point de mire des danseurs qui s'empressaient de l'inviter. Mais, bien avant la moitié de la mazurka, ils avaient épuisé les sujets de conversation qui tombaient les uns après les autres devant le mutisme d'Adèle. Si bien que les jeunes gens, d'abord séduits par les charmes prometteurs devinés sous la robe à volants, étaient bien aises de la reconduire à sa mère après la danse. Un dimanche, M. Riquet, revenant de visiter une de ses fermes, marchait bon pas et chantait à pleins poumons. On était au printemps ; les primevères sortaient de terre leurs gracieuses corolles ; les oiseaux tout heureux du renouveau de la nature jetaient aux quatre coins du ciel leurs trilles les plus endiablés. Le promeneur contemplait les derniers rayons d'or et de pourpre incendiant l'horizon. Il allait, ivre de liberté et l'âme en fête. À quelques pas devant lui une silhouette féminine attira ses regards ; instinctivement il ralentit le pas. Le spectacle s'offrant à ses yeux fit sur lui une impression profonde. La démarche souple et comme élastique, la taille fine, les hanches musclées contribuaient à faire de cette statue de chair la vision la plus charmante qu'il eût contemplé dans sa vie de célibataire campagnard. L'inconnue avait disparu au détour du chemin que Riquet était encore piqué sur place, immobile et intérieurement agité de mille sentiments divers. Fort intrigué, il questionna le père Magloire, un vieux paysan madré qui passait pour avoir un bas de laine bien garni. « - C'est y par manière de rire qu'vous posez c'te question ? Vous êtes pourtant ben du pays et vous connaissez point la mamzelle Dyvetot qu'al habite le château de Menneville. Un beau brin de fille, pas vrai, Monsieur ? Le diable m'emporte si le gaillard qui s'ennuira avec elle la nuit de ses noces est point un failli sot ! » M. Riquet ne put fermer l'oeil de la nuit suivante, le souvenir de la vision charmante hantait son cerveau. Je crois inutile de vous décrire davantage l'état de son âme, mes amis, nous avons tous passé par là ; j'aurai tout dit en avançant qu'il était devenu follement amoureux. Toute la semaine il rumina les mêmes pensées et une force irrésistible le poussa à se trouver le dimanche suivant au lieu de la première rencontre. M. de la Hougue ressentit un pincement au coeur lorsqu'il aperçut Adèle venant dans sa direction. Il brûlait du désir de l'aborder et en même temps il avait envie de fuir. Il l'eût fait si ses jambes soudain amollies ne l'en eussent empêché. Il prit une décision héroïque et marcha droit sur Mlle Dyvetot un peu comme on fait le premier plongeon de sa vie en disant : « Je veux plonger, il le faut ». Je ne vous dirai pas les termes de sa déclaration, mais je sais suffisamment que son esprit délié lui permettait de formuler un compliment de façon fort galante. Il parla une heure sans danger d'être interrompu car la conversation méritait mieux le nom de monologue. En effet, Adèle, qui entendait parler d'amour pour la première fois de sa vie, écoutait bouche bée, par surprise d'abord, puis parce que sa courte imagination ne lui suggérait pas la moindre réponse. Elle demeurait muette, intimidée et ravie. Plusieurs fois, elle essaya d'émettre une idée mais sans succès. Décidément cela « ne venait pas ». Elle articula quelques : Bien sûr... dame oui... Oh ! oui, Monsieur... intercalés entre deux phrases de Riquet dont les paroles commencées en formules de politesse tournaient au discours enflammé. Ils se revirent souvent et les pommiers, en fleurs lors de la première rencontre, portaient maintenant des fruits rouges. Il serait difficile de dire celui des deux qui attendait le rendez-vous avec le plus d'impatience. À mesure que les entretiens devenaient plus intimes Mlle Dyvetot s'exprimait avec une facilité chaque fois accrue, les mots spirituels venaient à sa bouche sans la moindre recherche et de façon naturelle. De son côté, notre ami Riquet embellissait à vue d'oeil ; son dos se redressa et son nez prit une teinte normale. Je les perdis de vue durant mes études à Paris. Revenant au pays quelques années après, le roman de mon voisin me revint en mémoire et j'eus la curiosité de savoir la suite des amours de M. Riquet de la Hougue ou de la Houppe. On m'apprit qu'il avait épousé Mlle Dyvetot et qu'il était papa de trois ravissants bébés. » René Legris resta silencieux et ralluma sa pipe éteinte pendant le récit. - Et alors ?... quelle est la fin de l'histoire, demanda Serval. - Elle est terminée... Que veux-tu de plus ? - Enfin, je connais ton matérialisme. Comme toi, je ne crois pas aux miracles. Tu ne me feras pas croire que la passion a suffi pour gagner six pouces à ton ami ni qu'elle ait meublé la cervelle de ton héroïne. Tu as voulu dire, sans doute, que les fiancés regardant par les yeux de l'amour se voyaient réciproquement métamorphosés et cela de façon purement subjective ? - Et qu'importe, après tout ? fit doucement le docteur. Ne mets pas la science en branle pour cela. S'ils se sont trouvés beaux et intelligents, cela les regarde, ce sont les premiers intéressés, n'est-ce pas ? ©Paul Guenel, À la manière d'à la manière de..., Paris, Éditions R. Lacoste, 1948, p.155-160.
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