« Un pêcheur normand »
(1957)
Georges Griffe






     Je crus rêver quand je tombai sur cet entrefilet :
     - Hier soir, M. Gaston Louvel, chef de division à la préfecture, s'est suicidé d'un coup de pistolet. On se perd en conjectures sur les mobiles de cet acte de désespoir.
     Non, rien ne pouvait faire prévoir que ce joyeux garçon au cou de taureau ferait une fin si pitoyable. Il mangeait ferme, buvait sec, courait le jupon avec entrain. Fervent pêcheur de truites, il passait, dans la campagne normande, des après-midi qui se terminaient normalement par des coucheries avec des filles d'auberge.
     Comme il aimait la liberté, il avait adopté cet expédient, sans égards pour les femmes entretenues qui soupiraient en regardant sa moustache blonde.
     Il tenait de ses ancêtres, toucheurs de bestiaux, un goût marqué pour les croupes puissantes et les musculatures chevalines. S'il faut en croire ses victimes, ses talents étaient à la hauteur des circonstances.
     « J'ons ben du content'ment aveuc lui », disait la grosse Margot. Et, au fond de ses yeux de truie, passait un pétillement très flatteur pour l'éloquence du partenaire.
     Non, personne ne pouvait deviner la raison d'un acte que rien n'expliquait chez un homme qui aimait tant la vie.
     Personne, peut-être, sauf moi.
     J'avais remarqué, dans son attitude, je ne sais quels indices d'un dérangement cérébral, surtout depuis qu'il m'avait rapporté l'aventure que voici :
     - Tu sais que, peu après le départ des Prussiens, je fréquentai l'auberge du Cheval Vert. Il y avait Noémie, un beau brin de fille qui, ma foi… Mais, depuis quelque temps, elle se permettait des familiarités qui ne me plaisaient guère. Elle arborait comme une bague de fiançailles, un anneau de quatre sous dont j'avais eu la sottise de lui faire présent. Et puis, j'avais cru m'apercevoir de quelque chose. Bref, je ne le vis plus.
     Dernièrement (poussé par quel démon ?) je retournai au Cheval Vert. Noémie n'était plus là. Prévenant mes questions, le père Célestin me dit : « Eh oui ! la pauv' p'tiote i' lui était arrivé malheur. J'pouvions pus la garder. Mais, elle a pas attendu et, sans crier gare, all' s'a envolée. »
     Cela me donna je ne sais quelle impression bizarre. J'équipai mes lignes et je descendis à la rivière.
     Jamais je n'ai fait une pêche pareille. Après avoir couru un moment, je m'arrêtai à un endroit où la rivière s'élargit et où l'eau est profonde. Des ombrages épais, un silence de mort et une fraîcheur qui faisait frissonner. L'eau tourbillonnait. Je vis, bientôt, dans les remous, une chose étrange (la voix de Louvel commençait à se voiler et ainsi, de plus en plus, jusqu'à n'être qu'un souffle).
     Un grouillement de truites comme jamais il ne m'avait été donné d'en rencontrer et une agitation qui avait quelque chose de démentiel. Bref, en moins d'une demi-heure, j'avais ma pêche.
     Le soleil baissait. Il faisait presque nuit sous ce couvert et l'eau prenait des moirures sinistres. Je m'éloignai, vaguement inquiet, surtout depuis que, les sous-bois ayant apaisé leurs rumeurs, j'entendais le froissement de l'eau comme un râle.
     À l'auberge, on m'accueillit avec des transports. Comme autrefois, tout le monde allait profiter de ma pêche.
     Les truites furent, en un instant, vidées et cuites.
     Je me mis à table avec un appétit de hussard. Le cidre pétillait dans les verres. On avait déjà fait un trou avec un calvados des plus respectables. Je remerciais le ciel des bonnes heures qu'il nous donne.
     Tout à coup, je sentis un frisson me parcourir le corps jusqu'à la pointe des cheveux.
     Au fond d'une truite dont j'avais déjà mangé un bon morceau, sous un peu de viscère qui était resté, j'aperçus une verroterie opaline, une de ces pauvres merveilles qui, à la vitrine des bazars, font rêver les enfants et les servantes. J'ai eu à ce moment cette certitude physique qu'on n'éprouve que trois ou quatre fois dans l'existence et à laquelle la raison ne tente même pas de résister. »
     Sans pouvoir ajouter un mot, Louvel s'était effondré sur la table en sanglotant.


©Georges Griffe, Ressemblance garantie : pastiches, Paris, Éditions de Paris, 1957, p.147-150.