C’était un robuste gaillard que Jules, fils de
Maître Bigot, propriétaire de la plus grosse ferme d’Etampuis. Court et trapu,
la face rougeaude surmontée d’une tignasse de poil roux, le regard fuyant et
sournois, il représentait aux yeux des paysans du canton de Tôtes le prototype
de la force brutale, une manière de colosse normand, ne craignant ni Dieu, ni
diable, capable de terrasser dans une lutte le plus puissant de ses taureaux.
Aussi l’expression : « Fort comme le gâs à Maît’ Bigot »
était-elle devenue proverbiale dans les conversations des campagnards, qui
parlaient avec une égale vénération du père Bigot, avare et riche, très
influent dans le canton, et de son fils au masque épais de brute.
Au seuil de sa vingtième année,
le « gâs à Maît’ Bigot » était l’objet des convoitises des fermières
avisées, ayant des filles à marier, et, lorsqu’il passait sur la grand’ place
du village, faisant claquer ses sabots sur la terre battue, plus d’une gamine
sentait glisser en ses veines un frisson d’amour, semblable au frémissement
insensible des blés sous le souffle léger de la brise matinale.
Cette carcasse herculéenne
abritait des sentiments vagues, imprécis et incohérents. Quant à
l’intelligence, elle s’était arrêtée net dans son développement, et Maît’
Bigot, qui voyait clair, disait parfois à ses amis : « Mon gâs, c’est
eune montagne, qui n’s’ra pas foutue d’accoucher d’eune
musaraigne ! » Avec cela, pas l’ombre de caractère. Quand Jules
regagnait le soir sa chambre étroite, contiguë à la grange, il se sentait
envahi d’une peur étrange et passait, avant de se coucher, son bâton de
maquignon sous son lit et sous l’armoire à linge.
Mais ce qui lui
inspirait la frayeur la plus inconsidérée, c’était la perspective de rejoindre
son régiment en octobre prochain : Il redoutait terriblement la vie de
caserne, l’obéissance passive, les manœuvres en campagne. Et l’approche de la
date de l’incorporation ne faisait qu’accroître ses appréhensions. Craintes
bien inutiles, d’ailleurs ! En effet, lorsqu’arriva le jour de la
révision, Jules fut, à la stupéfaction générale, ajourné sur l’avis d’un
médecin-major bon garçon. Les mauvaises langues du pays prétendirent que
certains petits fûts d’alcool de Maît’ Bigot, offerts en temps opportun, et
divers autres dons en nature et espèces, n’étaient pas étrangers à ce résultat,
ardemment désiré par le père et le fils pour des motifs différents.
Survint la guerre. La
France retentit du fracas des armes. Ses enfants courageux quittèrent d’un même
élan le marteau et la charrue pour s’enrôler sous les plis de l’emblème sacré,
et coururent aux frontières, afin d’endiguer le flot envahisseur. Les routes
normandes, brûlées du soleil de midi, furent sillonnées par de longs convois de
ravitaillement, des charrettes paysannes transformées à la hâte en fourragères.
La lutte fut âpre, les pertes lourdes. L’ennemi s’acharna en combats répétés
et lança à l’assaut de nos positions des vagues d’infanterie, qui déferlèrent
comme la tempête d’équinoxe sur les falaises crayeuses de la Manche.
Les appels d’hommes se
succédèrent ; dans les chefs-lieux d’arrondissement, des conseils de
révision se réunirent pour étudier les cas d’exemption et examiner les
réformés. Jules, bien décidé à ne pas partir pour la guerre, avait recouru
sur-le-champ aux grands moyens. Dès le départ des conscrits de sa classe, il
s’était résolument fait sauter d’un coup de serpe la phalange de l’index droit
et jouissait ainsi d’une quiétude relative. Il apprit bientôt que les majors,
de plus en plus sévères sur les cas d’ajournement, se refusaient, au cours de
leurs nouvelles tournées, à exempter les jeunes gens atteints d’une infirmité
aussi bénigne que la sienne. En cinq mois, il passa devant trois conseils de
réforme qui tous le renvoyèrent au foyer paternel pour trois causes
différentes : la première fois, pour palpitations cardiaques, réalisées à
grand peine à l’aide de gousses d’ail placées sous les aisselles et de courses échevelées
durant les heures précédant la visite ; puis la seconde, pour maladie
secrète, recueillie avec joie, après de nombreuses tentatives infructueuses,
dans certaine maison borgne de Dieppe ; la troisième enfin, pour début de
phtisie, obtenu par des « chaud et froid » systématiques, grâce à des
transpirations suivies de plongeons dans la citerne glacée du jardin.
Au cours de ces exercices
variés, la figure de Jules était passée du rouge brique au vert sale : Le
gâs à Maît’ Bigot marchait voûté comme un vieillard, et les filles se détournaient
maintenant de lui avec dégoût. Sur son passage, les femmes le traitaient de
« feignant », et il suivait son chemin sans rien dire, l’œil vague,
l’haleine courte, soufflant comme une jument de patache dans une côte aride et
montueuse. Le bruit parvint un jour à Etampuis qu’une nouvelle visite d’ajournés
se ferait au chef-lieu la semaine suivante. Maît’ Bigot annonça cette nouvelle
à son fils au dîner du soir, après lui avoir servi une copieuse platée de
soupe. Jules dressa l’oreille et, laissant tomber lourdement se tête sur le
côté :
« Eh ! le pé,
grommela-t-il d’une voix sourde, c’te fois, je m’laisse prendre par le
Conseil ! »
– « Quéqu’ tu
dis ? », coupa Maît’ Bigot, croyant avoir mal compris.
– « Oui, c’te fois,
j’partirai !... J’ferai rien pour rester cheux té ! »
Maît’ Bigot devint rouge comme
une pivoine et, redressant d’un bond son corps maigre, lança d’une voix
sifflante : « Bougre d’idiot qu’ t’es ! T’es pus bête qu’un
ch’va ! T’as pus qu’eune révision à passer et ça s’ra fini ! Mais
maintenant, v’la M’sieu, qui veut jouer au soldat ! Tu resteras ici, que
j’te dis ! Entends-tu ? »
– « Eh bien ! mé,
répartit Jules opiniâtre et têtu, j’te dis que c’te fois,
j’partirai ! »
A quel mobile obéissait
Jules ? Trouvait-il trop amer le mépris dont il était environné, ou
sentait-il en son âme fruste naître un obscur remords devant sa lâcheté et ses
mensonges réitérés ? Nul ne le sait. En tout cas, la semaine suivante,
Maître Bigot dut atteler la grise pour conduire au chef-lieu son fils, qui
partait cette fois la tête haute et fière, et avait endossé pour la
circonstance sa belle blouse du dimanche.
Mais le sort a parfois
des retours imprévus. Au moment où Jules descendait de la voiture devant la
porte de la mairie, son pied glissa ; l’homme perdit l’équilibre et roula
de tout son poids sous la roue gauche de la carriole, qui lui écrasa la jambe.
Un attroupement se forma. Au milieu des papotages de la foule, Maître Bigot,
poussant des gémissements entrecoupés de jurons, saisit dans ses bras nerveux
son fils évanoui et ensanglanté. Il le hissa avec peine dans le fond de la
voiture, puis fit claquer son fouet et regagna Etampuis au grand trot.
Maît’ Bigot fit
aussitôt appeler un rebouteux réputé dans la contrée. Pendant deux jours,
celui-ci recouvrit la plaie d’herbes sauvages et d’onguents, qui arrachèrent à
Jules d’affreux cris de douleur. Mais les traitements, auxquels le malheureux
s’était soumis depuis un an, l’avaient déprimé à un tel point que la gangrène
ne tarda pas, malgré les remèdes, à faire son apparition. Des odeurs
pestilentielles remplirent la pièce où Jules agonisait, et, après trois jours
de tortures, le « gâs à Maît’ Bigot » rendit à Dieu la pauvre âme insignifiante
et terne qui lui avait été donnée en partage.
Le jour, où le curé de
la commune conduisit solennellement au cimetière le corps de Jules, restera à
jamais gravé dans la mémoire des paysans accourus des environs pour assister à
l’inhumation. La foule ne devint silencieuse et recueillie qu’au moment où le
conseiller général, ami de la famille du défunt, prononça devant la fosse
béante un discours émouvant, qui fit sortir les mouchoirs des blouses et des
tabliers. Quant à Boquet, le cabaretier, jamais il n’avait fait à coup sûr une
pareille recette. A la fin de la cérémonie, son auberge regorgea de monde et,
devant les pichets de cidre mousseux et doré, les conversations, mêlées de
rires bruyants et de chansons, allèrent leur train sur le compte du « gâs
à Maît’ Bigot », qui était parti pour l’autre monde, parce qu’il n’avait
pas voulu partir pour la guerre !...