« Le Boudin »
(1888)
Jules Lemaître





     Contes de Noël

     Le Figaro a demandé des contes de Noël à nos romanciers les plus goûtés. Ces contes paraîtront dans le numéro du 25 décembre. Mais j'ai pu, en semant l'or avec une intelligente prodigalité, m'en procurer copie. Voici, pour les gens pressés, le canevas de quelques-uns de ces petits récits. [...]

     M. Guy de Maupassant.

     Le Boudin.

     D'abord, le préambule ordinaire :
     « ... Mon ami secoua dans le foyer les cendres de sa pipe, et tout à coup :
     - Veux-tu que je te raconte mon premier réveillon à Paris ?
     « J'avais dix-neuf ans ; j'étais étudiant en droit, pas riche », etc...
     Donc il entre, la nuit de Noël, au bal Bullier. Description brève de ce lieu de plaisir : le jardin éclairé par des verres de couleur, les bosquets, qu'on dirait en zinc découpé, la cascade et la grotte en carton sous laquelle on passe...
     Il remarque, parmi les promeneuses, une fille d'allure effarouchée, l'air minable, vêtue d'une méchante robe et coiffée d'un énorme chapeau, très voyant, qui fait que les hommes se retournent sur son passage avec des rires et des plaisanteries.
     « ... Sous ce chapeau, des joues rondes, fraîches et trop rouges, avec des taches de son sur le nez. Mais les yeux, d'un bleu pâle, étaient très doux, d'une douceur innocente de ruminant la bouche était saine, et l'on devinait, sous la robe mal taillée, un corps robuste de belle campagnarde... Elle sentait encore le village, et avait dû débarquer tout récemment sur le trottoir. »
     Il l'aborde, lui offre un bock. Mais elle laisse son verre à moitié plein et finit par lui avouer qu'elle n'aime pas la bière. Il lui propose de souper dans une brasserie du quartier; elle accepte docilement, l'appelle « Monsieur » et ne le tutoie pas.
     Mais, en chemin, voyant son compagnon très poli et le sentant presque aussi timide qu'elle, elle s'enhardit, lui explique qu'elle est de la campagne, des environs de la Ferté-sous-Jouarre ; que ses parents, de petits cultivateurs, la croient en service à Paris ; et que, ayant tué leur porc à l'occasion de la Noël, ils lui ont envoyé tout un panier de provisions « pour faire une politesse à ses bourgeois ».
     - Je n'ai pas encore puy goûter, continue-t-elle. Manger ça toute seule... ça durerait trop longtemps... Et puis ça me ferait trop gros cœur... Alors, Monsieur, si ça ne vous gênait pas... au lieu d'aller à la brasserie, nous rentrerions chez moi tout de suite... je ferais cuire le boudin et les crépinettes... Ça serait gentil et ça me ferait tant de plaisir !
     Il lui demande :
     - As-tu de la moutarde ?
     - Tiens, dit-elle, c'est drôle, je n'y avais pas pensé.
     Il entre chez un épicier, achète un pot de moutarde, plus une bouteille de champagne à trois francs. Il monte, derrière la fille, au cinquième d'un petit hôtel garni de la rue Cujas, étroit comme un phare.
     Description brève de la chambre. Il y a, sur la commode, des photographies de paysans endimanchés.
     - C'est mes parents, dit-elle.
     Elle fricote le boudin et la saucisse dans un petit poêlon sur une lampe à essence... Puis ils se mettent à table... Elle lui raconte son histoire (que vous devinez) ; elle s'attendrit en la racontant ; et ses larmes tombent sur le boudin...


Jules Lemaître, Les Contemporains, IVe série, Paris, Lecène et Oudin, 1888.