Mon cher confrère,
Vous m'avez demandé une préface pour votre roman Baronnette. J'avoue que je me suis trouvé fort perplexe, hésitant entre mon grand désir de vous être agréable, et ma haine des préfaces.
Je n'ai, d'abord, aucun titre pour faire une préface, aucun droit sur l'opinion publique, et aucune autorité pour afficher mes idées en tête d'un livre.
Puis les préfaces servent ordinairement à proclamer des théories littéraires. Les miennes sont si vastes que je ne saurais les condenser à propos d'une oeuvre quelconque. Elles se bornent à la constatation de cette vérité de La Palisse : Tout livre bien fait est bon.
On change tous les dix ans les constitutions politiques d'un pays ; les grandes croyances littéraires ne durent pas davantage.
Quand je lis Candide, j'adore le style et l'esprit et l'ironie, ce hautain mépris de l'homme et des choses, cette fiction philosophique jetée sur les écrits ordinaires.
Quand je lis Balzac, je ne songe plus au style, bien que, parfois, j'en regrette l'absence ; mais je suis emporté de ce flot de génie, dans cette puissance d'observation, et je ne crois plus qu'aux larges Réalités.
Il faut aimer la littérature ; l'aimer avant tout, plus que tout, mais non une littérature exclusivement.
En somme, je crois qu'une seule théorie est toujours juste, toujours vraie : celle de la sincérité littéraire. Soyez franchement ce que vous êtes sans préjugés artistiques ; le parti pris, seul, me paraît haïssable. L'hypocrisie, inconsciente peut-être, des oeuvres dites moralisatrices est plus irritante pour un homme aimant passionnément les lettres que les livres les plus impudents, les plus brutaux, mais sincères, publiés sous le manteau.
Votre roman me plaît beaucoup par sa franchise. Il est bien l'histoire arrivée des ravages d'une femme. Mais j'y ferai une grosse critique, peut-être très sévère. Il me paraît pécher un peu par l'exécution, par la mise en oeuvre des matériaux excellents que vous possédez. Le groupement, l'agencement, les moyens artistiques qu'employait si merveilleusement Flaubert pour donner une vie particulière, un relief puissant à ses personnages, les ressources du style qui semblent mettre entre les lignes, sous les mots, sous les faits, un autre livre, une philosophie cachée, qui produisent dans les coeurs artistes ces vibrations prolongées, ces spasmes d'art si exquis, vous semblez les avoir négligés de parti pris.
Je sais bien que je vous fais là une critique qui paraîtra obscure à la plupart des lecteurs ; mais j'ai aussi cette croyance qu'il vaut mieux plaire infiniment à quelques-uns et être moins goûté du grand nombre.