Les Contes
de
Guy de
Maupassant
Texte établi
pour Maupassantiana
par
John Robin Allen
Professeur-adjoint du département de français, d’espagnol et d’italien
University of Manitoba, Canada
allen@cc.umanitoba.ca
avec le concours de
Noëlle Benhamou
Docteur ès lettres, professeur de lettres
Webmaster de Maupassantiana,
Site électronique sur Maupassant et son œuvre
http://www.maupassantiana.fr
Copyright © 2008 by
John Robin Allen and Noëlle Benhamou
Révisé le vendredi 12 septembre 2008
Table des
matières
Les Dimanches d’un bourgeois de
Paris
[IX.]
Un dîner et quelques idées
Pétition d’un viveur malgré lui
La Légende du mont Saint-Michel
La Confession de Théodule Sabot
Fini.......................................................................................
Les Vingt-cinq Francs de la
Supérieure
L’une des principales raisons de ce projet d’une édition complète des contes de Maupassant est que d’autres versions des contes téléchargeables sur Internet comportent des fautes patentes et des coquilles que nous espérons avoir corrigées dans cette édition. Le texte de ces contes est issu d’une comparaison de plusieurs éditions imprimées et numérisées. Nous comptons créer, de temps en temps, de nouvelles versions revues de ce document, pour le rendre plus adapté à une analyse par ordinateur mais aussi pour corriger d'éventuelles coquilles trouvées par nous ou signalées par d'autres chercheurs. La date sur la première page indique la dernière version de cette édition.
Nous avons mis notre édition dans Microsoft Word, pour conserver, autant que possible, le format d’une édition imprimée et pour permettre à l’utilisateur de chercher différentes expressions ou de changer le format du document pour des besoins particuliers. Le texte a été initialement prévu pour du papier format A4 avec une police de Times New Roman 11, mais on peut facilement changer le format.
En fait, nous avions un double but pour ce projet : tout d’abord fournir aux lecteurs des textes élégants et corrects dans un format facile à lire et, en même temps, faire qu’on puisse analyser ces textes par des logiciels d’ordinateur. C’est pourquoi nous n’avons pas ajouté d’annotations aux textes. On ne trouvera dans ces contes que les mots de Maupassant. Commentaires et renseignements complémentaires seront à chercher sur le site Maupassantiana et dans les notes de plusieurs éditions imprimées des contes.
Pour cette même raison, nous avons enlevé tout tiret caché que Word met dans un texte pour faciliter la coupure des mots en fin de ligne. Les seuls éléments supplémentaires dans les contes sont des références cachées au début de chaque conte, références nécessaires si on veut récréer l’index après un changement de format. La formation de la table des matières est basée sur le titre de chaque conte et n’a pas besoin de ces références cachées, mais un index exige, s’il y a un article défini en début de référence, qu’on le mette après le titre relevé dans l’index. Par exemple, « La Main d’écorché » deviendra « Main d’écorché (La) » dans l’index.
En principe, les logiciels qui analysent des textes littéraires et linguistiques ignorent ces références cachées, mais au besoin il est facile de les enlever du texte presque automatiquement puisqu’elles ont toutes le même style créé pour cette édition : « Maup Index ». Une fois enlevées d’une copie du texte, on ne pourra pas y récréer l’index, mais il sera possible de revenir à la version originale du texte.
Le codage supplémentaire et invisible attaché au texte (macros) permettra à l’utilisateur de créer des fichiers individuels des contes au format Word ou RTF (pour les ordinateurs qui ne peuvent pas lire des documents formatés pour Word).
La création des fichiers PDF exige une version de Word capable de créer de tels textes. Pour plus de facilité, nous proposons également les textes en PDF sur le site Maupassantiana.
Si l’on change le format du texte, les références aux pages dans la Table des matières et l’Index peuvent être fausses, mais il est assez facile de les rajuster dans Word.
Pour mettre à jour les tables avec Word 2007, cliquer sur « Référence », puis dans la section « Table des matières » cliquer sur « Mettre à jour ». Pour l’Index, cliquer d’abord sur l’Index à la fin du document. Ensuite, de même que pour la Table des matières, cliquer sur « Référence » puis dans la section « Index » sur « Mettre à jour ».
Pour faire de même avec Word 2003 ou Word 1997, il faut cliquer sur « Insérer », « Référence » puis « Index et Tables » pour voir la boîte de dialogue « Index et Tables », où l’on peut créer de nouveaux index et tables.
Pour quelques contes, Maupassant s’est servi d’un titre qu’il avait déjà donné à un autre conte. Afin de distinguer entre ces récits, nous avons ajouté au titre, entre crochets, l’année de première parution du conte. Si l’auteur a employé le même titre deux fois la même année, nous avons ajouté une lettre à l’année pour les distinguer. Ainsi on trouvera les titres « Le Baptême » [1884], « Le Baptême » [1885]; « Clair de lune » [1882a], « Clair de lune » [1882b]; « La Confession » [1883], « La Confession » [1884a], « La Confession » [1884b]; « En voyage » [1882], « En voyage » [1883]; « L’Enfant » [1882], « L’Enfant » [1883]; « Le Horla » [1886], « Le Horla » [1887]; « Le Père » [1883], « Le Père » [1887]; « La Peur » [1882], « La Peur » [1884]; « Rencontre » [1882], « Rencontre » [1884]; « Souvenir » [1882], « Souvenir » [1884]; « Une soirée » [1883], « Une soirée » [1887].
J.R.A.
allen@cc.umanitoba.ca
N.B.
www.maupassantiana.fr
août 2008
Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R…, avait réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s’ouvre toute grande et un de mes bons amis d’enfance entre comme un ouragan. « Devinez d’où je viens, s’écrie-t-il aussitôt. — Je parie pour Mabille, répond l’un, — non, tu es trop gai, tu viens d’emprunter de l’argent, d’enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. — Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer. — Vous n’y êtes point, je viens de P… en Normandie, où j’ai été passer huit jours et d’où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. » À ces mots, il tira de sa poche une main d’écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d’une force extraordinaire, étaient retenus à l’intérieur et à l’extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d’une lieue. « Figurez-vous, dit mon ami, qu’on vendait l’autre jour les défroques d’un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; il allait au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquait la magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine. Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d’un célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu’il n’avait pas tort, puis pendu au clocher de l’église le curé qui l’avait marié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couvent et fait un sérail d’un monastère de religieuses. — Mais que vas-tu faire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. — Eh parbleu, j’en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. — Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette main est tout simplement de la viande indienne conservée par le procédé nouveau, je te conseille d’en faire du bouillon. — Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre, si j’ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : “ Qui a tué tuera. ” — Et qui a bu boira », reprit l’amphitryon. Là-dessus il versa à l’étudiant un grand verre de punch, l’autre l’avala d’un seul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie fut accueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et saluant la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître », puis on parla d’autre chose et chacun rentra chez soi.
Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j’entrai chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant. « Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. — Très bien, me répondit-il. — Et ta main ? — Ma main, tu as dû la voir à ma sonnette où je l’ai mise hier soir en rentrant, mais à ce propos figure-toi qu’un imbécile quelconque, sans doute pour me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ; j’ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, je me suis recouché et rendormi. »
En ce moment, on sonna, c’était le propriétaire, personnage grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Monsieur, dit-il à mon ami, je vous prie d’enlever immédiatement la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé. — Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu’elle a appartenu à un homme fort bien élevé. » Le propriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit, décrocha sa main et l’attacha à la sonnette pendue dans son alcôve. « Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le “ Frère, il faut mourir ” des Trappistes, me donnera des pensées sérieuses tous les soirs en m’endormant. » Au bout d’une heure je le quittai et je rentrai à mon domicile.
Je dormis mal la nuit suivante, j’étais agité, nerveux ; plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me figurai qu’un homme s’était introduit chez moi et je me levai pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers six heures du matin, comme je commençais à m’assoupir, un coup violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c’était le domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ah monsieur ! s’écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu’on a assassiné. » Je m’habillai à la hâte et je courus chez Pierre. La maison était pleine de monde, on discutait, on s’agitait, c’était un mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentait l’événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu’à la chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlaient bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il n’était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicible épouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d’un drap que je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts qui s’étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d’écorché n’y était plus. Les médecins l’avaient sans doute enlevée pour ne point impressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m’informai point de ce qu’elle était devenue.
Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voici ce qu’on y lisait :
« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d’un jeune homme, M. Pierre B…, étudiant en droit, qui appartient à une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, le sieur Bouvin, en lui disant qu’il était fatigué et qu’il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup par la sonnette de son maître qu’on agitait avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environ une minute, puis reprit avec une telle force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, au bout d’un quart d’heure environ, deux agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres raides, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le jeune Pierre B… gisait sans mouvement ; il portait au cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du docteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l’agresseur devait être doué d’une force prodigieuse et avoir une main extraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé dans le cou comme cinq trous de balle s’étaient presque rejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du crime, ni quel peut en être l’auteur. La justice informe. »
On lisait le lendemain dans le même journal :
« M. Pierre B…, la victime de l’effroyable attentat que nous racontions hier, a repris connaissance après deux heures de soins assidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n’est pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n’a aucune trace du coupable. »
En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois, j’allai le voir tous les jours à l’hospice où nous l’avions placé, mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, il lui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un spectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disant qu’il allait plus mal, je le trouvai à l’agonie. Pendant deux heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur son lit malgré nos efforts, il s’écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : « Prends-la ! prends-la ! Il m’étrangle, au secours, au secours ! » Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre.
Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P… en Normandie, où ses parents étaient enterrés. C’est de ce même village qu’il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R… et où il nous avait présenté sa main d’écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit cimetière où l’on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l’on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires du jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ; machinalement j’en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses oremus, et j’entendais au bout de l’allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous allâmes voir ce qu’ils nous voulaient. Ils avaient trouvé un cercueil. D’un coup de pioche, ils firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long, couché sur le dos, qui, de son œil creux, semblait encore nous regarder et nous défier ; j’éprouvai un malaise, je ne sais pourquoi j’eus presque peur. « Tiens ! s’écria un des hommes, regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main. » Et il ramassa à côté du corps une grande main desséchée qu’il nous présenta. « Dis donc, fit l’autre en riant, on dirait qu’il te regarde et qu’il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes sa main. — Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de ce pauvre monsieur Pierre. »
Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire des messes pour le repos de l’âme de celui dont nous avions ainsi troublé la sépulture.
<t Docteur
Héraclius Gloss (Le)>< p I, p. 9>
I. Ce qu’était, au moral, le docteur Héraclius Gloss
C’était un très savant homme que le docteur Héraclius Gloss. Quoique jamais le plus petit opuscule signé de lui n’eût paru chez les libraires de la ville, tous les habitants de la docte cité de Balançon regardaient le docteur Héraclius comme un homme très savant.
Comment et en quoi était-il docteur ? Nul n’eût pu le dire. On savait seulement que son père et son grand-père avaient été appelés docteurs par leurs concitoyens. Il avait hérité de leur titre en même temps que de leur nom et de leurs biens ; dans sa famille on était docteur de père en fils, comme, de père en fils, on s’appelait Héraclius Gloss.
Du reste, s’il ne possédait point de diplôme signé et contresigné par tous les membres de quelque illustre faculté, le docteur Héraclius n’en était pas moins pour cela un très digne et très savant homme. Il suffisait de voir les quarante rayons chargés de livres qui couvraient les quatre panneaux de son vaste cabinet, pour être bien convaincu que jamais docteur plus érudit n’avait honoré la cité balançonnaise. Enfin, chaque fois qu’il était question de sa personne devant M. le doyen ou M. le recteur, on les voyait toujours sourire avec mystère. On rapporte même qu’un jour M. le recteur avait fait de lui un grand éloge en latin devant Mgr l’archevêque ; le témoin qui racontait cela citait d’ailleurs comme preuve irrécusable ces quelques mots qu’il avait entendus :
Parturiunt montes, nascitur ridiculus mus.
De plus, M. le doyen et M. le recteur dînaient chez lui tous les dimanches ; aussi personne n’eût osé mettre en doute que le docteur Héraclius Gloss ne fût un très savant homme.
II. Ce qu’était, au physique, le docteur Héraclius Gloss
S’il est vrai, comme certains philosophes le prétendent, qu’il y ait une harmonie parfaite entre le moral et le physique d’un homme, et qu’on puisse lire sur les lignes du visage les principaux traits du caractère, le docteur Héraclius n’était pas fait pour donner un démenti à cette assertion. Il était petit, vif et nerveux. Il y avait en lui du rat, de la fouine et du basset, c’est-à-dire qu’il était de la famille des chercheurs, des rongeurs, des chasseurs et des infatigables. À le voir, on ne concevait pas que toutes les doctrines qu’il avait étudiées pussent entrer dans cette petite tête, mais on s’imaginait bien plutôt qu’il devait, lui-même, pénétrer dans la science, et y vivre en la grignotant comme un rat dans un gros livre. Ce qu’il avait surtout de singulier, c’était l’extraordinaire minceur de sa personne ; son ami le doyen prétendait, peut-être sans raison, qu’il avait dû être oublié, pendant plusieurs siècles, entre les feuillets d’un in-folio, à côté d’une rose et d’une violette, car il était toujours très coquet et très parfumé. Sa figure surtout était tellement en lame de rasoir que les branches de ses lunettes d’or, dépassant démesurément ses tempes, faisaient assez l’effet d’une grande vergue sur le mât d’un navire. « S’il n’eût été le savant docteur Héraclius, disait parfois M. le recteur de la faculté de Balançon, il aurait fait certainement un excellent couteau à papier. »
Il portait perruque, s’habillait avec soin, n’était jamais malade, aimait les bêtes, ne détestait pas les hommes et idolâtrait les brochettes de cailles.
III. À quoi le docteur Héraclius employait les douze heures du jour
À peine le docteur était-il levé, savonné, rasé et lesté d’un petit pain au beurre trempé dans une tasse de chocolat à la vanille, qu’il descendait à son jardin. Jardin peu vaste comme tous ceux des villes, mais agréable, ombragé, fleuri, silencieux, je dirais réfléchi, si j’osais. Enfin qu’on se figure ce que doit être le jardin idéal d’un philosophe à la recherche de la vérité, et on ne sera pas loin de connaître celui dont le docteur Héraclius Gloss faisait trois ou quatre fois le tour au pas accéléré, avant de s’abandonner aux quotidiennes brochettes de cailles du second déjeuner. Ce petit exercice, disait-il, était excellent au saut du lit ; il ranimait la circulation du sang, engourdie par le sommeil, chassait les humeurs du cerveau et préparait les voies digestives.
Après cela le docteur déjeunait. Puis, aussitôt son café pris, et il le buvait d’un trait, ne s’abandonnant jamais aux somnolences des digestions commencées à table, il endossait sa grande redingote et s’en allait. Et chaque jour, après avoir passé devant la faculté, et comparé l’heure de son oignon Louis XV à celle du hautain cadran de l’horloge universitaire, il disparaissait dans la ruelle des Vieux-Pigeons dont il ne sortait que pour rentrer dîner.
Que faisait donc le docteur Héraclius Gloss dans la ruelle des Vieux-Pigeons ? Ce qu’il y faisait, bon Dieu !… il y cherchait la vérité philosophique — et voici comment.
Dans cette petite ruelle, obscure et sale, tous les bouquinistes de Balançon s’étaient donné rendez-vous. Il eût fallu des années pour lire seulement les titres de tous les ouvrages inattendus, entassés de la cave au grenier dans les cinquante baraques qui formaient la ruelle des Vieux-Pigeons.
Le docteur Héraclius Gloss regardait ruelle, maisons, bouquinistes et bouquins comme sa propriété particulière.
Il était arrivé souvent que certain marchand de bric-à-brac, au moment de se mettre au lit, avait entendu quelque bruit dans son grenier, et montant à pas de loup, armé d’une gigantesque flamberge des temps passés, il avait trouvé… le docteur Héraclius Gloss — enseveli jusqu’à mi-corps dans des piles de bouquins, tenant d’une main un reste de chandelle qui lui fondait entre les doigts, et de l’autre feuilletant un antique manuscrit d’où il espérait peut-être faire jaillir la vérité. Et le pauvre docteur était bien surpris, en apprenant que la cloche du beffroi avait sonné neuf heures depuis longtemps et qu’il mangerait un détestable dîner.
C’est qu’il cherchait sérieusement, le docteur Héraclius ! Il connaissait à fond toutes les philosophies anciennes et modernes ; il avait étudié les sectes de l’Inde et les religions des nègres d’Afrique ; il n’était si mince peuplade parmi les barbares du Nord ou les sauvages du Sud dont il n’eût sondé les croyances ! Hélas ! Hélas ! plus il étudiait, cherchait, furetait, méditait, plus il était indécis : « Mon ami, disait-il un soir à M. le recteur, combien sont plus heureux que nous les Colomb qui se lancent à travers les mers à la recherche d’un nouveau monde ; ils n’ont qu’à aller devant eux. Les difficultés qui les arrêtent, ne viennent que d’obstacles matériels qu’un homme hardi franchit toujours ; tandis que nous, ballotés sans cesse sur l’océan des incertitudes, entraînés brusquement par une hypothèse comme un navire par l’aquilon, nous rencontrons tout à coup, ainsi qu’un vent contraire, une doctrine opposée, qui nous ramène, sans espoir, au port dont nous étions sortis. »
Une nuit qu’il philosophait avec M. le doyen, il lui dit : « Comme on a raison, mon ami, de prétendre que la vérité habite dans un puits… Les seaux descendent tour à tour pour la pêcher et ne rapportent jamais que de l’eau claire… Je vous laisse deviner, ajouta-t-il finement, comment j’écris le mot Sots. »
C’est le seul calembour qu’on l’ait jamais entendu faire.
IV. À quoi le docteur Héraclius employait les douze heures de la nuit
Quand le docteur Héraclius rentrait chez lui, le soir, il était généralement beaucoup plus gros qu’au moment où il sortait. C’est qu’alors chacune de ses poches, et il en avait dix-huit, était bourrée des antiques bouquins philosophiques qu’il venait d’acheter dans la ruelle des Vieux-Pigeons ; et le facétieux recteur prétendait que, si un chimiste l’eût analysé à ce moment, il aurait trouvé que le vieux papier entrait pour deux tiers dans la composition du docteur.
À sept heures, Héraclius Gloss se mettait à table, et tout en mangeant, parcourait les vieux livres dont il venait de se rendre acquéreur.
À huit heures et demie le docteur se levait magistralement, ce n’était plus alors l’alerte et sémillant petit homme qu’il avait été tout le jour, mais le grave penseur dont le front plie sous le poids de hautes méditations, comme un portefaix sous un fardeau trop lourd. Après avoir lancé à sa gouvernante un majestueux « je n’y suis pour personne » il disparaissait dans son cabinet. Une fois là, il s’asseyait devant sa table de travail encombrée de livres et… il songeait. Quel étrange spectacle pour celui qui eût pu voir alors dans la pensée du docteur ! !… Défilé monstrueux des Divinités les plus contraires et des croyances les plus disparates, entrecroisement fantastique de doctrines et d’hypothèses. C’était comme une arène où les champions de toutes les philosophies se heurtaient dans un tournoi gigantesque. Il amalgamait, combinait, mélangeait le vieux spiritualisme oriental avec le matérialisme allemand, la morale des Apôtres avec celle d’Épicure. Il tentait des combinaisons de doctrines comme on essaye dans un laboratoire des combinaisons chimiques, mais sans jamais voir bouillonner à la surface la vérité tant désirée — et son bon ami le recteur soutenait que cette vérité philosophique éternellement attendue, ressemblait beaucoup à une pierre philosophale… d’achoppement.
À minuit le docteur se couchait — et les rêves de son sommeil étaient les mêmes que ceux de ses veilles.
V. Comme quoi M. le doyen attendait tout de l’éclectisme, le docteur de la révélation et M. le recteur de la digestion
Un soir que M. le doyen, M. le recteur et lui étaient réunis dans son vaste cabinet, ils eurent une discussion des plus intéressantes.
« Mon ami, disait le doyen, il faut être éclectique et épicurien. Choisissez ce qui est bon, rejetez ce qui est mauvais. La philosophie est un vaste jardin qui s’étend sur toute la terre. Cueillez les fleurs éclatantes de l’Orient, les pâles floraisons du Nord, les violettes des champs et les roses des jardins, faites-en un bouquet et sentez-le. Si son parfum n’est pas le plus exquis qu’on puisse rêver, il sera du moins fort agréable, et plus suave mille fois que celui d’une fleur unique — fût-elle la plus odorante du monde. — Plus varié certes, reprit le docteur, mais plus suave non, si vous arrivez à trouver la fleur qui réunit et concentre en elle tous les parfums des autres. Car, dans votre bouquet, vous ne pourrez empêcher certaines odeurs de se nuire, et, en philosophie, certaines croyances de se contrarier. Le vrai est un — et avec votre éclectisme vous n’obtiendrez jamais qu’une vérité de pièces et de morceaux. Moi aussi j’ai été éclectique, maintenant je suis exclusif. Ce que je veux, ce n’est pas un à-peu-près de rencontre, mais la vérité absolue. Tout homme intelligent en a, je crois, le pressentiment, et le jour où il la trouvera sur sa route il s’écriera : “ la voilà ”. Il en est de même pour la beauté ; ainsi moi, jusqu’à vingt-cinq ans je n’ai pas aimé ; j’avais aperçu bien des femmes jolies, mais elles ne me disaient rien — pour composer l’être idéal que j’entrevoyais, il aurait fallu leur prendre quelque chose à chacune, et encore cela eût ressemblé au bouquet dont vous parliez tout à l’heure, on n’aurait pas obtenu de cette façon la beauté parfaite qui est indécomposable, comme l’or et la vérité. Un jour enfin, j’ai rencontré cette femme, j’ai compris que c’était elle — et je l’ai aimée. » Le docteur un peu ému se tut, et M. le recteur sourit finement en regardant M. le doyen. Au bout d’un moment Héraclius Gloss continua : « C’est de la révélation que nous devons tout attendre. C’est la révélation qui a illuminé l’apôtre Paul sur le chemin de Damas et lui a donné la foi chrétienne… —… qui n’est pas la vraie, interrompit en riant le recteur, puisque vous n’y croyez pas — par conséquent la révélation n’est pas plus sûre que l’éclectisme. — Pardon mon ami, reprit le docteur, Paul n’était pas un philosophe, il a eu une révélation d’à-peu-près. Son esprit n’aurait pu saisir la vérité absolue qui est abstraite. Mais la philosophie a marché depuis, et le jour où une circonstance quelconque, un livre, un mot peut-être, la révélera à un homme assez éclairé pour la comprendre, elle l’illuminera tout à coup, et toutes les superstitions s’effaceront devant elle comme les étoiles au lever du soleil. — Amen, dit le recteur, mais le lendemain vous aurez un second illuminé, un troisième le surlendemain, et ils se jetteront mutuellement à la tête leurs révélations, qui, heureusement, ne sont pas des armes fort dangereuses. — Mais vous ne croyez donc à rien ? » s’écria le docteur qui commençait à se fâcher. « Je crois à la Digestion, répondit gravement le recteur. J’avale indifféremment toutes les croyances, tous les dogmes, toutes les morales, toutes les superstitions, toutes les hypothèses, toutes les illusions, de même que, dans un bon dîner, je mange avec un plaisir égal, potage, hors-d’œuvre, rôtis, légumes, entremets et dessert, après quoi je m’étends philosophiquement dans mon lit, certain que ma tranquille digestion m’apportera un sommeil agréable pour la nuit, la vie et la santé pour le lendemain. — Si vous m’en croyez, se hâta de dire le doyen, nous ne pousserons pas plus loin la comparaison. »
Une heure après comme ils sortaient de la maison du savant Héraclius, le recteur se mit à rire tout à coup et dit : « Ce pauvre docteur ! si la vérité lui apparaît comme la femme aimée, il sera bien l’homme le plus trompé que la terre ait jamais porté. » Et un ivrogne qui s’efforçait de rentrer chez lui se laissa tomber d’épouvante en entendant le rire puissant du doyen qui accompagnait en basse profonde le fausset aigu du recteur.
VI. Comme quoi le chemin de Damas du
docteur se trouva être la ruelle des Vieux-Pigeons, et comment la vérité l’illumina
sous la forme d’un manuscrit métempsycosiste
Le 17 mars de l’an de grâce dix-sept cent — et tant — le docteur s’éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois en rêve un grand homme blanc, habillé à l’antique qui lui touchait le front du doigt, en prononçant des paroles inintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius un avertissement très significatif. De quoi était-ce un avertissement ? et en quoi était-il significatif ?… le docteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendait quelque chose.
Après son déjeuner il se rendit comme de coutume dans la ruelle des Vieux-Pigeons, et entra, comme midi sonnait, au n° 31, chez Nicolas Bricolet, costumier, marchand de meubles antiques, bouquiniste et réparateur de chaussures anciennes, c’est-à-dire savetier, à ses moments perdus. Le docteur comme mû par une inspiration monta immédiatement au grenier, mit la main sur le troisième rayon d’une armoire Louis XIII et en retira un volumineux manuscrit en parchemin intitulé :
Mes dix-huit métempsycoses.
Histoire de mes existences depuis l’an 184
de l’ère appelée chrétienne.
Immédiatement après ce titre singulier, se trouvait l’introduction suivante qu’Héraclius Gloss déchiffra incontinent :
« Ce manuscrit qui contient le récit fidèle de mes transmigrations, a été commencé par moi dans la cité romaine en l’an CLXXXIV de l’ère chrétienne, comme il est dit ci-dessus.
« Je signe cette explication destinée à éclairer les humains sur les alternances des réapparitions de l’âme, ce jourd’hui, 16 avril 1748, en la ville de Balançon où m’ont jeté les vicissitudes de mon destin.
« Il suffira à tout homme éclairé et préoccupé des problèmes philosophiques de jeter les yeux sur ces pages pour que la lumière se fasse en lui de la façon la plus éclatante.
« Je vais, pour cela, résumer, en quelques lignes la substance de mon histoire qu’on pourra lire plus bas pour peu qu’on sache le latin, le grec, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le français ; car, à des époques différentes de mes réapparitions humaines, j’ai vécu chez ces peuples divers. Puis j’expliquerai par quel enchaînement d’idées, quelles précautions psychologiques et quels moyens mnémotechniques, je suis arrivé infailliblement à des conclusions métempsycosistes.
« En l’an 184, j’habitais Rome et j’étais philosophe. Comme je me promenais un jour sur la voie Appienne, il me vint à la pensée que Pythagore pouvait avoir été comme l’aube encore indécise d’un grand jour près de naître. À partir de ce moment je n’eus plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : me souvenir de mon passé. Hélas ! tous mes efforts furent vains, il ne me revenait rien des existences antérieures.
« Or un jour je vis par hasard sur le socle d’une statue de Jupiter placée dans mon atrium, quelques traits que j’avais gravés dans ma jeunesse et qui me rappelèrent tout à coup un événement depuis longtemps oublié. Ce fut comme un rayon de lumière ; et je compris que si quelques années, parfois même une nuit, suffisent pour effacer un souvenir, à plus forte raison les choses accomplies dans les existences antérieures, et sur lesquelles a passé la grande somnolence des vies intermédiaires et animales, doivent disparaître de notre mémoire.
« Alors je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre, espérant que le destin me la remettrait peut-être un jour sous les yeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur le socle de ma statue.
« Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, comme j’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maison pour bâtir un palais à la place qu’elle avait occupée.
« Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierre brisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant les fondations. Je me mis à la déchiffrer — et tout en lisant la vie de celui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instant comme des lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se fit dans mon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi qui l’avais gravée !
« Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-je fait ? qu’avais-je été ? sous quelle forme avais-je souffert ? rien ne pouvait me l’apprendre.
« Un jour pourtant j’eus un indice, mais si faible et si nébuleux que je n’oserais l’invoquer. Un vieillard qui était mon voisin me raconta qu’on avait beaucoup ri dans Rome, cinquante ans auparavant (juste neuf mois avant ma naissance) d’une aventure arrivée au sénateur Marcus Antonius Cornélius Lipa. Sa femme, qui était jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchands phéniciens un grand singe qu’elle aimait beaucoup. Le sénateur Cornélius Lipa fut jaloux de l’affection de sa moitié pour ce quadrumane à visage d’homme et le tua. J’eus en écoutant cette histoire une perception très vague que ce singe-là, c’était moi, que sous cette forme j’avais longtemps souffert comme du souvenir d’une déchéance. Mais je ne retrouvai rien de bien clair et de bien précis. Cependant je fus amené à établir cette hypothèse qui est du moins fort vraisemblable.
« La forme animale est une pénitence imposée à l’âme pour les crimes commis sous la forme humaine. Le souvenir des existences supérieures est donné à la bête pour la châtier par le sentiment de sa déchéance.
« L’âme purifiée par la souffrance peut seule reprendre la forme humaine, elle perd alors la mémoire des périodes animales qu’elle a traversées puisqu’elle est régénérée et que cette connaissance serait pour elle une souffrance imméritée. Par conséquent l’homme doit protéger et respecter la bête comme on respecte un coupable qui expie et pour que d’autres le protègent à son tour quand il réapparaîtra sous cette forme. Ce qui revient à peu de chose près à cette formule de la morale chrétienne : “ Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. ”
« On verra par le récit de mes métempsycoses comment j’eus le bonheur de retrouver mes mémoires dans chacune de mes existences ; comment je transcrivis de nouveau cette histoire sur des tablettes d’airain, puis sur du papyrus d’Égypte, et enfin beaucoup plus tard sur le parchemin allemand dont je me sers encore aujourd’hui.
« Il me reste à tirer la conclusion philosophique de cette doctrine.
« Toutes les philosophies se sont arrêtées devant l’insoluble problème de la destinée de l’âme. Les dogmes chrétiens qui prévalent aujourd’hui enseignent que Dieu réunira les justes dans un paradis, et enverra les méchants en enfer où ils brûleront avec le diable.
« Mais le bon sens moderne ne croit plus au Dieu à visage de patriarche abritant sous ses ailes les âmes des bons comme une poule ses poussins ; et de plus la raison contredit les dogmes chrétiens.
« Car le paradis ne peut être nulle part et l’enfer nulle part :
« Puisque l’espace illimité est peuplé par des mondes semblables au nôtre ;
« Puisqu’en multipliant les générations qui se sont succédé depuis le commencement de cette terre par celles qui ont pullulé sur les mondes innombrables habités comme le nôtre, on arriverait à un nombre d’âmes tellement surnaturel et impossible, le multiplicateur étant infini, que Dieu infailliblement en perdrait la tête, quelque solide qu’elle fût, et le Diable serait dans le même cas, ce qui amènerait une perturbation fâcheuse ;
« Puisque, le nombre des âmes des justes étant infini, comme le nombre des âmes des méchants et comme l’espace, il faudrait un paradis infini et un enfer infini, ce qui revient à ceci : que le paradis serait partout, et l’enfer partout, c’est-à-dire nulle part.
« Or la raison ne contredit pas la croyance métempsycosiste :
« L’âme passant du serpent au pourceau, du pourceau à l’oiseau, de l’oiseau au chien, arrive enfin au singe et à l’homme. Puis toujours elle recommence à chaque faute nouvelle commise, jusqu’au moment où elle atteint la somme de la purification terrestre qui la fait émigrer dans un monde supérieur. Ainsi elle passe sans cesse de bête en bête et de sphère en sphère, allant du plus imparfait au plus parfait pour arriver enfin dans la planète du bonheur suprême d’où une nouvelle faute peut de nouveau la précipiter dans les régions de la suprême souffrance où elle recommence ses transmigrations.
« Le cercle, figure universelle et fatale, enferme donc les vicissitudes de nos existences de même qu’il gouverne les évolutions des mondes. »
VII. Comme quoi l’on peut interpréter de
deux manières
un vers de Corneille
À peine le docteur Héraclius eut-il terminé la lecture de cet étrange document qu’il demeura roide de stupéfaction — puis il l’acheta sans marchander, moyennant la somme de douze livres onze sous, le bouquiniste le faisant passer pour un manuscrit hébreu retrouvé dans les fouilles de Pompéi.
Pendant quatre jours et quatre nuits, le docteur ne quitta pas son cabinet, et il parvint, à force de patience et de dictionnaires, à déchiffrer, tant bien que mal, les périodes allemande et espagnole du manuscrit ; car s’il savait le grec, le latin et un peu l’italien, il ignorait presque totalement l’allemand et l’espagnol. Enfin, craignant d’être tombé dans les contresens les plus grossiers, il pria son ami le recteur, qui possédait à fond ces deux langues, de vouloir bien relire sa traduction. Ce dernier le fit avec grand plaisir ; mais il resta trois jours entiers avant de pouvoir entreprendre sérieusement son travail, étant envahi, chaque fois qu’il parcourait la version du docteur, par un rire si long et si violent, que deux fois il en eut presque des syncopes. Comme on lui demandait la cause de cette hilarité extraordinaire : « La cause ? répondit-il, d’abord il y en a trois : 1° la figure désopilée de mon excellent confrère Héraclius ; 2° sa traduction désopilante qui ressemble au texte approximativement comme une guitare à un moulin à vent ; et, 3° enfin, le texte lui-même qui est bien la chose la plus drôle qu’il soit possible d’imaginer. »
Ô recteur obstiné ! rien ne put le convaincre. Le soleil serait venu, en personne, lui brûler la barbe et les cheveux qu’il l’aurait pris pour une chandelle !
Quant au docteur Héraclius Gloss, je n’ai pas besoin de dire qu’il était rayonnant, illuminé, transformé — il répétait à tout moment comme Pauline :
Je vois, je
sens, je crois, je suis désabusé
et, chaque fois, le recteur l’interrompait pour faire remarquer que désabusé devait s’écrire en deux mots avec un s à la fin :
Je vois, je sens, je crois, je suis des abusés.
VIII. Comme quoi, pour la même raison qu’on
peut être plus royaliste que le roi et plus dévot que le pape, on peut
également devenir
plus métempsycosiste que Pythagore
Quelle que soit la joie du naufragé qui, après avoir erré pendant de longs jours et de longues nuits par la mer immense, perdu sur un radeau fragile, sans mât, sans voile, sans boussole et sans espérance, aperçoit tout à coup le rivage tant désiré, cette joie n’était rien auprès de celle qui inonda le docteur Héraclius Gloss, lorsque après avoir été si longtemps ballotté par la houle des philosophies, sur le radeau des incertitudes, il entra enfin triomphant et illuminé dans le port de la métempsycose.
La vérité de cette doctrine l’avait frappé si fortement qu’il l’embrassa d’un seul coup jusque dans ses conséquences les plus extrêmes. Rien n’y était obscur pour lui, et, en quelques jours, à force de méditations et de calculs, il en était arrivé à fixer l’époque exacte à laquelle un homme, mort en telle année, réapparaîtrait sur la terre. Il savait, à peu de chose près, la date de toutes les transmigrations d’une âme dans les êtres inférieurs, et, selon la somme présumée du bien ou du mal accompli dans la dernière période de vie humaine, il pouvait assigner le moment où cette âme entrerait dans le corps d’un serpent, d’un porc, d’un cheval de fatigue, d’un bœuf, d’un chien, d’un éléphant ou d’un singe. Les réapparitions d’une même âme dans son enveloppe supérieure se succédaient à intervalles réguliers, quelles qu’eussent été ses fautes antérieures.
Ainsi, le degré de punition, toujours proportionné au degré de culpabilité, consistait, non point dans la durée plus ou moins longue de l’exil sous des formes animales, mais dans le séjour plus ou moins prolongé que faisait cette âme dans la peau d’une bête immonde. L’échelle des bêtes commençait aux degrés inférieurs par le serpent ou le pourceau pour finir par le singe « qui est un homme privé de la parole » disait le docteur ; — à quoi son excellent ami le recteur répondait toujours qu’en vertu du même raisonnement Héraclius Gloss n’était pas autre chose qu’un singe doué de la parole.
IX. Médailles et revers
Le docteur Héraclius fut bien heureux pendant les quelques jours qui suivirent sa surprenante découverte. Il vivait dans une jubilation profonde — il était plein du rayonnement des difficultés vaincues, des mystères dévoilés, des grandes espérances réalisées. La métempsycose l’environnait comme un ciel. Il lui semblait qu’un voile se fût déchiré tout à coup et que ses yeux se fussent ouverts aux choses inconnues.
Il faisait asseoir son chien à table à ses côtés, il avait avec lui de graves tête-à-tête au coin du feu — cherchant à surprendre dans l’œil de l’innocente bête, le mystère des existences précédentes.
Il voyait pourtant deux points noirs dans sa félicité : c’étaient M. le doyen et M. le recteur.
Le doyen haussait les épaules avec fureur toutes les fois qu’Héraclius essayait de le convertir à la doctrine métempsycosiste, et le recteur le harcelait des plaisanteries les plus déplacées. Cela surtout était intolérable. Sitôt que le docteur développait sa croyance, le satanique recteur abondait dans son sens ; il contrefaisait l’adepte qui écoute la parole d’un grand apôtre, et il imaginait pour toutes les personnes de leur entourage les généalogies animales les plus invraisemblables : « Ainsi, disait-il, le père Labonde, sonneur de la cathédrale, dès sa première transmigration, n’avait pas dû être autre chose qu’un melon », — et depuis il avait du reste fort peu changé, se contentant de faire tinter matin et soir la cloche sous laquelle il avait grandi. Il prétendait que l’abbé Rosencroix, le premier vicaire de Sainte-Eulalie, avait été indubitablement une corneille qui abat des noix, car il en avait conservé la robe et les attributions. Puis, intervertissant les rôles de la façon la plus déplorable, il affirmait que maître Bocaille, le pharmacien, n’était qu’un ibis dégénéré, puisqu’il était contraint de se servir d’un instrument pour infiltrer ce remède si simple que, suivant Hérodote, l’oiseau sacré s’administrait lui-même avec l’unique secours de son bec allongé.
X. Comme quoi un saltimbanque peut être
plus rusé
qu’un savant docteur
Le docteur Héraclius continua néanmoins sans se décourager la série de ses découvertes. Tout animal avait pour lui désormais une signification mystérieuse : il cessait de voir la bête pour ne contempler que l’homme qui se purifiait sous cette enveloppe, et il devinait les fautes passées au seul aspect de la peau expiatoire.
Un jour qu’il se promenait sur la place de Balançon, il aperçut une grande baraque en bois d’où sortaient des hurlements terribles, tandis que sur l’estrade un paillasse désarticulé invitait la foule à venir voir travailler le terrible dompteur apache Tomahawk ou le Tonnerre Grondant. Héraclius se sentit ému, il paya les dix centimes demandés et entra. Ô Fortune protectrice des grands esprits ! ! À peine eut-il pénétré dans cette baraque qu’il aperçut une cage énorme sur laquelle étaient écrits ces trois mots qui flamboyèrent soudain devant ses yeux éblouis : « Homme des bois. » Le docteur ressentit tout à coup le tremblement nerveux des grandes secousses morales et, flageolant d’émotion, il s’approcha. Il vit alors un singe gigantesque tranquillement assis sur son derrière, les jambes croisées à la façon des tailleurs et des Turcs, et, devant ce superbe échantillon de l’homme à sa dernière transmigration, Héraclius Gloss, pâle de joie, s’abîma dans une méditation puissante. Au bout de quelques minutes, l’homme des bois, devinant sans doute l’irrésistible sympathie subitement éclose dans le cœur de l’homme des cités qui le regardait obstinément, se mit à faire à son frère régénéré une si épouvantable grimace que le docteur sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Puis, après avoir exécuté une voltige fantastique, absolument incompatible avec la dignité d’un homme, même absolument déchu, le citoyen aux quatre mains se livra à l’hilarité la plus inconvenante à la barbe du docteur. Ce dernier cependant ne trouva point choquante la gaieté de cette victime d’erreurs anciennes ; il y vit au contraire une similitude de plus avec l’espèce humaine, une probabilité plus grande de parenté, et sa curiosité scientifique devint tellement violente qu’il résolut d’acheter à tout prix ce maître grimacier pour l’étudier à loisir. Quel honneur pour lui ! quel triomphe pour la grande doctrine ! s’il parvenait enfin à se mettre en rapport avec la partie animale de l’humanité, à comprendre ce pauvre singe et à se faire entendre de lui.
Naturellement le maître de la ménagerie lui fit le plus grand éloge de son pensionnaire ; c’était bien l’animal le plus intelligent, le plus doux, le plus gentil, le plus aimable qu’il eût vu dans sa longue carrière de montreur d’animaux féroces ; et, pour appuyer son dire, il s’approcha des barreaux et y introduisit sa main que le singe mordit aussitôt par manière de plaisanterie. Naturellement encore, il en demanda un prix fabuleux qu’Héraclius paya sans marchander. Puis, précédé de deux portefaix pliés sous l’énorme cage, le docteur triomphant se dirigea vers son domicile.
XI. Où il est démontré qu’Héraclius Gloss n’était
point exempt
de toutes les faiblesses du sexe fort
Mais plus il approchait de sa maison, plus il ralentissait sa marche, car il agitait dans son esprit un problème bien autrement difficile encore que celui de la vérité philosophique ; et ce problème se formulait ainsi pour l’infortuné docteur : « Au moyen de quel subterfuge pourrai-je cacher à ma bonne Honorine l’introduction sous mon toit de cette ébauche humaine ? » Ah, c’est que le pauvre Héraclius qui affrontait intrépidement les redoutables haussements d’épaules de M. le doyen et les plaisanteries terribles de M. le recteur, était loin d’être aussi brave devant les explosions de la bonne Honorine. Pourquoi donc le docteur craignait-il si fort, cette petite femme encore fraîche et gentille qui paraissait si vive et si dévouée aux intérêts de son maître ? Pourquoi ? Demandez pourquoi Hercule filait aux pieds d’Omphale, pourquoi Samson laissa Dalila lui ravir sa force et son courage, qui résidaient dans ses cheveux, à ce que nous apprend la Bible.
Hélas ! un jour que le docteur promenait dans les champs le désespoir d’une grande passion trahie (car ce n’était pas sans raison que M. le doyen et M. le recteur s’étaient si fort amusés aux dépens d’Héraclius certain soir qu’ils rentraient chez eux), il rencontra au coin d’une haie, une petite fille gardant des moutons. Le savant homme qui n’avait pas toujours exclusivement cherché la vérité philosophique et qui d’ailleurs ne soupçonnait pas encore le grand mystère de la métempsycose, au lieu de ne s’occuper que des brebis, comme il l’eût fait certainement, s’il avait su ce qu’il ignorait, hélas ! se mit à causer avec celle qui les gardait. Il la prit bientôt à son service et une première faiblesse autorisa les suivantes. Ce fut lui qui devint en peu de temps le mouton de cette pastourelle, et l’on disait tout bas que si, comme celle de la Bible, cette Dalila rustique avait coupé les cheveux du pauvre homme trop confiant, elle n’avait point, pour cela, privé son front de tout ornement.
Hélas ! ce qu’il avait prévu se réalisa et même au delà de ses appréhensions ; à peine eut-elle vu l’habitant des bois, captif dans sa maison de fil de fer, qu’Honorine s’abandonna aux éclats de la fureur la plus déplacée, et, après avoir accablé son maître épouvanté d’une averse d’épithètes fort malsonnantes, elle fit retomber sa colère contre l’hôte inattendu qui lui arrivait. Mais ce dernier, n’ayant pas, sans doute, les mêmes raisons que le docteur pour ménager une gouvernante aussi malapprise, se mit à crier, hurler, trépigner, grincer des dents ; il s’accrochait aux barreaux de sa prison avec un si furieux emportement accompagné de gestes tellement indiscrets à l’adresse d’une personne qu’il voyait pour la première fois que celle-ci dut battre en retraite, et aller, comme un guerrier vaincu, s’enfermer dans sa cuisine.
Ainsi, maître du champ de bataille et enchanté du secours inattendu que son intelligent compagnon venait de lui fournir, Héraclius le fit emporter dans son cabinet où il installa la cage et son habitant, devant sa table au coin du feu.
XII. Comme quoi dompteur et docteur ne sont nullement synonymes
Alors commença un échange de regards des plus significatifs entre les deux individus qui se trouvaient en présence ; et chaque jour, pendant une semaine entière, le docteur passa de longues heures à converser au moyen des yeux (du moins le croyait-il) avec l’intéressant sujet qu’il s’était procuré. Mais cela ne suffisait pas ; ce qu’Héraclius voulait, c’était étudier l’animal en liberté, surprendre ses secrets, ses désirs, ses pensers, le laisser aller et venir à sa guise, et par la fréquentation journalière de la vie intime le voir recouvrer les habitudes oubliées, et reconnaître ainsi à des signes certains le souvenir de l’existence précédente. Mais pour cela il fallait que son hôte fût libre, partant que la cage fût ouverte. Or cette entreprise n’était rien moins que rassurante. Le docteur avait beau essayer de l’influence du magnétisme et de celle des gâteaux et des noix, le quadrumane se livrait à des manœuvres inquiétantes pour les yeux d’Héraclius, chaque fois que celui-ci s’approchait un peu trop près des barreaux. Un jour enfin, ne pouvant résister au désir qui le torturait, il s’avança brusquement, tourna la clef dans le cadenas, ouvrit la porte toute grande et, palpitant d’émotion, s’éloigna de quelques pas, attendant l’événement, qui du reste ne se fit pas longtemps attendre.
Le singe étonné hésita d’abord, puis, d’un bond, il fut dehors, d’un autre, sur la table dont, en moins d’une seconde il eut bouleversé les papiers et les livres, puis d’un troisième saut il se trouva dans les bras du docteur, et les témoignages de son affection furent si violents que, si Héraclius n’eût porté perruque, ses derniers cheveux fussent assurément restés entre les doigts de son redoutable frère. Mais si le singe était agile, le docteur ne l’était pas moins : il bondit à droite, puis à gauche, glissa comme une anguille sous la table, franchit les fauteuils comme un lévrier, et, toujours poursuivi, atteignit enfin la porte qu’il ferma brusquement derrière lui ; alors pantelant, comme un cheval de course qui touche au but, il s’appuya contre le mur pour ne pas tomber.
Pendant le reste du jour Héraclius Gloss fut anéanti ; il ressentait en lui comme un écroulement, mais ce qui le préoccupait le plus, c’est qu’il ignorait absolument de quelle façon son hôte imprévoyant et lui-même pourraient sortir de leurs positions respectives. Il apporta une chaise près de la porte infranchissable et se fit un observatoire du trou de la serrure. Alors il vit, ô prodige ! ! ! ô félicité inespérée ! ! l’heureux vainqueur étendu dans un fauteuil et qui se chauffait les pieds au feu. Dans le premier transport de la joie, le docteur faillit entrer, mais la réflexion l’arrêta, et, comme illuminé d’une lumière subite, il se dit que la famine ferait sans doute ce que la douceur n’avait pu faire. Cette fois l’événement lui donna raison, le singe affamé capitula ; comme au demeurant c’était un bon garçon de singe, la réconciliation fut complète, et, à partir de ce jour, le docteur et lui vécurent comme deux vieux amis.
XIII. Comme quoi le docteur Héraclius Gloss se trouva exactement dans la même position que le bon roy Henri IV, lequel ayant ouï plaider deux maistres advocats estimait que tous deux avaient raison
Quelque temps après ce jour mémorable, une pluie violente empêcha le docteur Héraclius de descendre à son jardin comme il en avait l’habitude. Il s’assit dès le matin dans son cabinet et se mit à considérer philosophiquement son singe qui, perché sur un secrétaire, s’amusait à lancer des boulettes de papier au chien Pythagore étendu devant le foyer. Le docteur étudiait les gradations et la progression de l’intellect chez ces hommes déclassés, et comparait le degré de subtilité des deux animaux qui se trouvaient en sa présence. « Chez le chien, se disait-il, l’instinct domine encore tandis que chez le singe le raisonnement prévaut. L’un flaire, écoute, perçoit avec ses merveilleux organes, qui sont pour moitié dans son intelligence, l’autre combine et réfléchit. » À ce moment le singe, impatienté de l’indifférence et de l’immobilité de son ennemi, qui, couché tranquillement, la tête sur ses pattes, se contentait de lever les yeux de temps en temps vers son agresseur si haut retranché, se décida à venir tenter une reconnaissance. Il sauta légèrement de son meuble et s’avança si doucement, si doucement qu’on n’entendait absolument que le crépitement du feu et le tic-tac de la pendule qui paraissait faire un bruit énorme dans le grand silence du cabinet. Puis, par un mouvement brusque et inattendu, il saisit à deux mains la queue empanachée de l’infortuné Pythagore. Mais ce dernier, toujours immobile, avait suivi chaque mouvement du quadrumane : sa tranquillité n’était qu’un piège pour attirer à sa portée son adversaire jusque-là inattaquable, et au moment où maître singe, content de son tour, lui saisissait l’appendice caudal, il se releva d’un bond et avant que l’autre eût eu le temps de prendre la fuite, il avait saisi dans sa forte gueule de chien de chasse, la partie de son rival qu’on appelle pudiquement gigot chez les moutons. On ne sait comment la lutte se serait terminée si Héraclius ne s’était interposé ; mais quand il eut rétabli la paix, il se demandait en se rasseyant fort essoufflé, si, tout bien considéré, son chien n’avait pas montré en cette occasion plus de malice que l’animal appelé « malin par excellence » ; et il demeura plongé dans une profonde perplexité.
XIV. Comment Héraclius fut sur le point de
manger
une brochette de belles dames du temps passé
Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra dans sa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit sa serviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieux manuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron de caille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur le livre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regard étincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameux écrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de la salle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar !
Voici ce que le docteur avait aperçu :
«… Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, car manger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussi coupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste, tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommes sous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui se repaît de son ennemi vaincu. »
Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguille d’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues, exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.
Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais, disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme, anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cette épouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, lui enjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et de ne lui servir désormais que des œufs, du lait et des légumes. Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantes paroles, elle voulut protester, mais devant l’œil inflexible de son maître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolant néanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdu pour un n’est pas perdu pour tous.
« Des cailles ! des cailles ! que pouvaient bien avoir été les cailles dans une autre vie ? » se demandait le misérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur à la crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais ; — quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pour passer dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes et si jolies ? — ah, certainement ce ne pouvaient être que les adorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteur pâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avait dévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles dames du temps passé.
XV. Comment Monsieur le recteur interprète
les commandements de Dieu
Le soir de ce malheureux jour, M. le doyen et M. le recteur vinrent causer pendant une heure ou deux dans le cabinet d’Héraclius. Le docteur leur raconta aussitôt l’embarras dans lequel il se trouvait et leur démontra comment les cailles et autres animaux comestibles étaient devenus tout aussi prohibés pour lui que le jambon pour un Juif.
M. le doyen qui, sans doute, avait mal dîné perdit alors toute mesure et blasphéma de si terrible façon que le pauvre docteur qui le respectait beaucoup, tout en déplorant son aveuglement, ne savait plus où se cacher. Quant à M. le recteur, il approuva tout à fait les scrupules d’Héraclius, lui représentant même qu’un disciple de Pythagore se nourrissant de la chair des animaux pouvait s’exposer à manger la côte de son père aux champignons ou les pieds truffés de son aïeul, ce qui est absolument contraire à l’esprit de toute religion, et il lui cita à l’appui de son dire le quatrième commandement du Dieu des chrétiens :
« Tes père et mère honoreras
Afin de vivre longuement.
« Il est vrai, ajouta-t-il, que pour moi qui ne suis pas un croyant, plutôt que de me laisser mourir de faim, j’aimerais mieux changer légèrement le précepte divin, ou même le remplacer par celui-ci :
Père et mère dévoreras
Afin de vivre longuement. »
XVI. Comment la 42e
lecture du manuscrit jeta un jour nouveau
dans l’esprit du docteur
De même qu’un homme riche peut puiser chaque jour dans sa grande fortune de nouveaux plaisirs et des satisfactions nouvelles, ainsi le docteur Héraclius, propriétaire de l’inestimable manuscrit, y faisait de surprenantes découvertes chaque fois qu’il le relisait.
Un soir, comme il allait achever la quarante-deuxième lecture de ce document, une illumination subite s’abattit sur lui, aussi rapide que la foudre.
Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le docteur pouvait savoir à peu de chose près, à quelle époque un homme disparu achèverait ses transmigrations et réapparaîtrait sous sa forme première ; aussi fut-il tout à coup foudroyé par cette pensée que l’auteur du manuscrit pouvait avoir reconquis sa place dans l’humanité.
Alors, aussi enfiévré qu’un alchimiste qui se croit sur le point de trouver la pierre philosophale, il se livra aux calculs les plus minutieux pour établir la probabilité de cette supposition, et après plusieurs heures d’un travail opiniâtre et de savantes combinaisons métempsycosistes, il arriva à se convaincre que cet homme devait être son contemporain, ou, tout au moins, sur le point de renaître à la vie raisonnante. Héraclius, en effet, ne possédant aucun document capable de lui indiquer la date précise de la mort du grand métempsycosiste, ne pouvait fixer d’une façon certaine le moment de son retour.
À peine eut-il entrevu la possibilité de retrouver cet être qui pour lui était plus qu’un homme, plus qu’un philosophe, presque plus qu’un Dieu, qu’il ressentit une de ces émotions profondes qu’on éprouve quand on apprend tout à coup qu’un père qu’on croyait mort depuis des années est vivant et près de vous. Le saint anachorète qui a passé sa vie à se nourrir de l’amour et du souvenir du Christ, comprenant subitement que son Dieu va lui apparaître n’aurait pas été plus bouleversé que le fut le docteur Héraclius Gloss lorsqu’il se fut assuré qu’il pouvait rencontrer un jour l’auteur de son manuscrit.
XVII. Comment s’y prit le docteur Héraclius Gloss pour retrouver l’auteur du manuscrit
Quelques jours plus tard, les lecteurs de l’Étoile de Balançon aperçurent avec étonnement, à la quatrième page de ce journal, l’avertissement suivant : « Pythagore — Rome en l’an 184 — Mémoire retrouvée sur le socle d’une statue de Jupiter — Philosophe — Architecte — Soldat — Laboureur — Moine — Géomètre — Médecin — Poète — Marin — Etc. Médite et souviens-toi. Le récit de ta vie est entre mes mains.
« Écrire poste restante à Balançon aux initiales H.G. »
Le docteur ne doutait pas que si l’homme qu’il désirait si ardemment venait à lire cet avis, incompréhensible pour tout autre, il en saisirait aussitôt le sens caché et se présenterait devant lui. Alors chaque jour avant de se mettre à table il allait demander au bureau de la poste si on n’avait pas reçu de lettre aux initiales H.G. ; et au moment où il poussait la porte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Poste aux lettres, renseignements, affranchissements », il était certes plus ému qu’un amoureux sur le point d’ouvrir le premier billet de la femme aimée.
Hélas, les jours se suivaient et se ressemblaient désespérément ; l’employé faisait chaque matin la même réponse au docteur, et, chaque matin, celui-ci rentrait chez lui plus triste et plus découragé. Or le peuple de Balançon étant, comme tous les peuples de la terre, subtil, indiscret, médisant et avide de nouvelles, eut bientôt rapproché l’avis surprenant inséré dans l’Étoile avec les quotidiennes visites du docteur à l’administration des Postes. Alors il se demanda quel mystère pouvait être caché là dedans et il commença à murmurer.
XVIII. Où le docteur Héraclius reconnaît
avec stupéfaction
l’auteur du manuscrit
Une nuit, comme le docteur ne pouvait dormir, il se releva entre une et deux heures du matin pour aller relire un passage qu’il croyait n’avoir pas encore très bien compris. Il mit ses savates et ouvrit la porte de sa chambre le plus doucement possible pour ne pas troubler le sommeil de toutes les catégories d’hommes-animaux qui expiaient sous son toit. Or, quelles qu’eussent été les conditions précédentes de ces heureuses bêtes, jamais certes elles n’avaient joui d’une tranquillité et d’un bonheur aussi parfaits, car elles trouvaient dans cette maison hospitalière bon souper, bon gîte, et même le reste, tant l’excellent homme avait le cœur compatissant. Il parvint, toujours sans faire le moindre bruit, jusqu’au seuil de son cabinet et il entra. Ah, certes, Héraclius était brave, il ne redoutait ni les fantômes ni les apparitions ; mais quelle que soit l’intrépidité d’un homme, il est des épouvantements qui trouent comme des boulets les courages les plus indomptables, et le docteur demeura debout, livide, terrifié, les yeux hagards, les cheveux dressés sur le crâne, claquant des dents et secoué de la tête aux talons par un épouvantable tremblement devant l’incompréhensible spectacle qui s’offrit à lui.
Sa lampe de travail était allumée sur sa table, et, devant son feu, le dos tourné à la porte par laquelle il entrait, il vit… le docteur Héraclius Gloss lisant attentivement son manuscrit. Le doute n’était pas possible… C’était bien lui-même… Il avait sur les épaules sa longue robe de chambre en soie antique à grandes fleurs rouges, et, sur la tête, son bonnet grec en velours noir brodé d’or. Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait, que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui qui tremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sa reproduction. Mais alors, saisi par un spasme nerveux, il ouvrit les mains, et le bougeoir qu’il portait roula avec bruit sur le plancher. — Ce fracas lui fit faire un bond terrible. L’autre se retourna brusquement et le docteur effaré reconnut… son singe. Pendant quelques secondes ses pensées tourbillonnèrent dans son cerveau comme des feuilles mortes emportées par l’ouragan. Puis il fut envahi tout à coup par la joie la plus véhémente qu’il eût jamais ressentie, car il avait compris que cet auteur, attendu, désiré comme le Messie par les Juifs, était devant lui — c’était son singe. Il se précipita presque fou de bonheur, saisit dans ses bras l’être vénéré, et l’embrassa avec une telle frénésie que jamais maîtresse adorée ne fut plus passionnément embrassée par son amant. Puis il s’assit en face de lui de l’autre côté de la cheminée, et, jusqu’au matin, il le contempla religieusement.
XIX. Comment le docteur se trouva placé
dans la plus terrible des alternatives
Mais de même que les plus beaux jours de l’été sont parfois brusquement troublés par un effroyable orage, ainsi la félicité du docteur fut soudain traversée par la plus affreuse des suggestions. Il avait bien retrouvé celui qu’il cherchait, mais hélas ! ce n’était qu’un singe. Ils se comprenaient sans nul doute, mais ils ne pouvaient se parler : le docteur retomba du ciel sur la terre. Adieu ces longs entretiens dont il espérait tirer tant de profit, adieu cette belle croisade contre la superstition qu’ils devaient entreprendre tous deux. Car, seul, le docteur ne possédait pas les armes suffisantes pour terrasser l’hydre de l’ignorance. Il lui fallait un homme, un apôtre, un confesseur, un martyr — rôles qu’un singe, hélas, était incapable de remplir. — Que faire ?
Une voix terrible cria dans son oreille : « Tue-le. »
Héraclius frissonna. En une seconde il calcula que s’il le tuait, l’âme dégagée entrerait immédiatement dans le corps d’un enfant près de naître. Qu’il fallait lui laisser au moins vingt années pour parvenir à sa maturité. Le docteur aurait alors soixante-dix ans. Cependant cela était possible. Mais alors retrouverait-il cet homme ? Puis sa religion défendait de supprimer tout être vivant sous peine de commettre un assassinat : et son âme, à lui Héraclius, passerait après sa mort dans le corps d’une bête féroce comme cela arrivait pour les meurtriers. — Qu’importe ? il serait victime de la science — et de la foi ! Il saisit un grand cimeterre turc suspendu dans une panoplie, et il allait frapper, comme Abraham sur la montagne, quand une réflexion arrêta son bras… Si l’expiation de cet homme n’était pas terminée, et si, au lieu de passer dans le corps d’un enfant, son âme retournait pour la seconde fois dans celui d’un singe ? Cela était possible, même vraisemblable — presque certain. Commettant de la sorte un crime inutile, le docteur se vouait sans profit pour ses semblables à un terrible châtiment. Il retomba inerte sur son siège. Ces émotions répétées l’avaient épuisé, et il s’évanouit.
XX. Où le docteur a une petite conversation avec sa bonne
Quand il rouvrit les yeux, sa bonne Honorine lui bassinait les tempes avec du vinaigre. Il était sept heures du matin. La première pensée du docteur fut pour son singe. L’animal avait disparu. « Mon singe, où est mon singe ? s’écria-t-il. — Ah bien oui, parlons-en, riposta la servante-maîtresse toujours prête à se fâcher, le grand mal quand il serait perdu. Une jolie bête, ma foi ! Elle imite tout ce qu’elle voit faire à monsieur ; ne l’ai-je pas trouvée l’autre jour qui mettait vos bottes, puis ce matin, quand je vous ai ramassé là, et Dieu sait quelles maudites idées vous trottent par la tête depuis quelque temps et vous empêchent de rester dans votre lit, ce vilain animal, qui est plutôt un diable sous la peau d’un singe, n’avait-il pas mis votre calotte et votre robe de chambre et il avait l’air de rire en vous regardant, comme si c’était bien amusant de voir un homme évanoui ? Puis, quand j’ai voulu m’approcher, cette canaille se jette sur moi comme s’il voulait me manger. Mais, Dieu merci, on n’est pas timide et on a encore le poignet bon ; j’ai pris la pelle et j’ai si bien tapé sur son vilain dos qu’il s’est sauvé dans votre chambre où il doit être en train de faire quelque nouveau tour de sa façon. — Vous avez battu mon singe ! hurla le docteur exaspéré, apprenez, mademoiselle, que désormais j’entends qu’on le respecte et qu’on le serve comme le maître de cette maison. — Ah bien oui, il n’est pas seulement le maître de la maison, mais voilà longtemps qu’il est déjà le maître du maître », grommela Honorine, et elle se retira dans sa cuisine, convaincue que le docteur Héraclius Gloss était décidément fou.
XXI. Comment il est démontré ‘qu’il suffit d’un ami tendrement aimé pour alléger le poids des plus grands chagrins
Comme l’avait dit le docteur, à partir de ce jour le singe devint véritablement le maître de la maison, et Héraclius se fit l’humble valet de ce noble animal. Il le considérait pendant des heures entières avec une tendresse infinie ; il avait pour lui des délicatesses d’amoureux ; il lui prodiguait à tout propos le dictionnaire entier des expressions tendres ; lui serrant la main comme on fait à son ami ; lui parlant en le regardant fixement ; expliquant les points de ses discours qui pouvaient paraître obscurs ; enveloppant la vie de cette bête des soins les plus doux et des plus exquises attentions.
Et le singe se laissait faire, calme comme un Dieu qui reçoit l’hommage de ses adorateurs.
Ainsi que tous les grands esprits qui vivent solitaires parce que leur élévation les isole au-dessus du niveau commun de la bêtise des peuples, Héraclius s’était senti seul jusqu’alors. Seul dans ses travaux, seul dans ses espérances, seul dans ses luttes et ses défaillances, seul enfin dans sa découverte et son triomphe. Il n’avait pas encore imposé sa doctrine aux foules, il n’avait pu même convaincre ses deux amis les plus intimes, M. le recteur et M. le doyen. Mais à partir du jour où il eut découvert dans son singe le grand philosophe dont il avait si souvent rêvé, le docteur se sentit moins isolé.
Convaincu que la bête n’est privée de la parole que par punition de ses fautes passées et que, par suite du même châtiment, elle est remplie du souvenir des existences antérieures, Héraclius se mit à aimer ardemment son compagnon et il se consolait par cette affection de toutes les misères qui venaient le frapper.
Depuis quelque temps en effet la vie devenait plus triste pour le docteur. M. le doyen et M. le recteur le visitaient beaucoup moins souvent et cela faisait un vide énorme autour de lui. Ils avaient même cessé de venir dîner chaque dimanche, depuis qu’il avait défendu de servir sur sa table toute nourriture ayant eu vie. Le changement de son régime était également pour lui une grande privation qui prenait, par instants, les proportions d’un chagrin véritable. Lui qui jadis attendait avec tant d’impatience l’heure si douce du déjeuner, la redoutait presque maintenant. Il entrait tristement dans sa salle à manger, sachant bien qu’il n’avait plus rien d’agréable à en attendre et il y était hanté sans cesse par le souvenir des brochettes de cailles qui le harcelait comme un remords, hélas ! ce n’était point le remords d’en avoir tant dévoré, mais plutôt le désespoir d’y avoir renoncé pour toujours.
XXII. Où le docteur découvre que son singe
lui ressemble
encore plus qu’il ne pensait
Un matin, le docteur Héraclius fut réveillé par un bruit inusité ; il sauta du lit, s’habilla en toute hâte et se dirigea vers la cuisine où il entendait des cris et des trépignements extraordinaires.
Roulant depuis longtemps dans son esprit les plus noirs projets de vengeance contre l’intrus qui lui ravissait l’affection de son maître, la perfide Honorine, qui connaissait les goûts et les appétits de ces animaux, avait réussi, au moyen d’une ruse quelconque, à ficeler solidement le pauvre singe aux pieds de sa table de cuisine. Puis, lorsqu’elle se fut assurée qu’il était bien fortement attaché, elle s’était retirée à l’autre bout de l’appartement, et, s’amusant à lui montrer le régal le plus propre à exciter ses convoitises, elle lui faisait subir un épouvantable supplice de Tantale qu’on ne doit infliger dans les enfers qu’à ceux qui ont énormément péché ; et la perverse gouvernante riait à gorge déployée et imaginait des raffinements de torture qu’une femme seule est capable de concevoir. L’homme-singe se tordait avec fureur à l’aspect des mets savoureux qu’on lui présentait de loin, et la rage de se sentir lié aux pieds de la table massive lui faisait exécuter de monstrueuses grimaces qui redoublaient la joie du bourreau tentateur.
Enfin, juste au moment où le docteur, maître jaloux, apparut sur le seuil, la victime de cet horrible guet-apens réussit, par un effort prodigieux à rompre les cordes qui le retenaient, et sans l’intervention violente d’Héraclius indigné, Dieu sait de quelles friandises se serait repu ce nouveau Tantale à quatre mains.
XXIII. Comment le docteur s’aperçut que son
singe
l’avait indignement trompé
Cette fois la colère l’emporta sur le respect, et le docteur saisissant à la gorge le singe-philosophe l’entraîna hurlant dans son cabinet et lui administra la plus terrible correction qu’ait jamais reçue l’échine d’un métempsycosiste.
Lorsque le bras fatigué d’Héraclius desserra un peu la gorge de la pauvre bête, coupable seulement de goûts trop semblables à ceux de son frère supérieur, elle se dégagea de l’étreinte du maître outragé, sauta par-dessus la table, saisit sur un livre la grande tabatière du docteur et la précipita tout ouverte à la tête de son propriétaire. Ce dernier n’eut que le temps de fermer les yeux pour éviter le tourbillon de tabac qui l’aurait certainement aveuglé, mais quand il les rouvrit, le coupable avait disparu, emportant avec lui le manuscrit dont il était l’auteur présumé.
La consternation d’Héraclius fut sans limite — et il s’élança comme un fou sur les traces du fugitif, décidé aux plus grands sacrifices pour recouvrer le précieux parchemin. Il parcourut sa maison de la cave au grenier, ouvrit toutes les armoires, regarda sous tous les meubles. Ses recherches demeurèrent absolument infructueuses. Enfin, il alla s’asseoir désespéré sous un arbre dans son jardin. Il lui semblait depuis quelques instants recevoir de petits corps légers sur le crâne, et il pensait que c’étaient des feuilles mortes détachées par le vent quand il vit une boulette de papier qui roulait devant lui dans le chemin. Il la ramassa — puis l’ouvrit. Miséricorde ! c’était une des feuilles de son manuscrit. Il leva la tête, épouvanté, et il aperçut l’abominable animal qui préparait tranquillement de nouveaux projectiles de la même espèce — et, ce faisant, le monstre grimaçait un sourire de satisfaction si épouvantable que Satan certes n’en eut pas de plus horrible quand il vit Adam prendre la pomme fatale que depuis Ève jusqu’à Honorine les femmes n’ont cessé de nous offrir. À cet aspect une lumière affreuse se fit soudain dans l’esprit du docteur, et il comprit qu’il avait été trompé, joué, mystifié de la façon la plus abominable par ce fourbe couvert de poil qui n’était pas plus l’auteur tant désiré que le Pape ou que le Grand Turc. Le précieux ouvrage eût disparu tout entier si Héraclius n’avait aperçu près de lui une de ces pompes d’arrosage dont se servent les jardiniers pour lancer l’eau dans les plates-bandes éloignées. Il s’en saisit rapidement, et, la manœuvrant avec une vigueur surhumaine, fit prendre au perfide un bain tellement imprévu que celui-ci s’enfuit de branche en branche en poussant des cris aigus, et tout à coup, par une ruse de guerre habile, sans doute pour obtenir un instant de répit, il lança le parchemin lacéré en plein visage de son adversaire : alors quittant rapidement sa position, il courut vers la maison.
Avant que le manuscrit n’eût touché le docteur, ce dernier roulait sur le dos les quatre membres en l’air, foudroyé par l’émotion. Quand il se releva, il n’eut pas la force de venger ce nouvel outrage, il rentra péniblement dans son cabinet et constata, non sans plaisir, que trois pages seulement avaient disparu.
XXIV. Eurêka
La visite de M. le doyen et de M. le recteur le tira de son affaissement. Ils causèrent tous trois pendant une heure ou deux sans dire un seul mot de métempsycose ; mais au moment où ses deux amis se retiraient, Héraclius ne put se contenir plus longtemps. Pendant que M. le doyen endossait sa grande houppelande en peau d’ours, il prit à part M. le recteur qu’il redoutait moins et lui conta tout son malheur. Il lui dit comment il avait cru trouver l’auteur de son manuscrit, comment il s’était trompé, comment son misérable singe l’avait joué de la façon la plus indigne, comment il se voyait abandonné et désespéré. Et devant la ruine de ses illusions Héraclius pleura. Le recteur ému lui prit les mains ; il allait parler quand la voix grave du doyen criant : « Ah çà, venez-vous, recteur », retentit sous le vestibule. Alors celui-ci, donnant une dernière étreinte à l’infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on fait pour consoler un enfant méchant : « Là, voyons, calmez-vous, mon ami, qui sait, vous êtes peut-être vous-même l’auteur de ce manuscrit. »
Puis il s’enfonça dans l’ombre de la rue, laissant sur la porte Héraclius stupéfait.
Le docteur remonta lentement dans son cabinet murmurant entre ses dents de minute en minute : « Je suis peut-être l’auteur du manuscrit. » Il relut attentivement la façon dont ce document avait été retrouvé lors de chaque réapparition de son auteur ; puis il se rappela comment il l’avait découvert lui-même. Le songe qui avait précédé ce jour heureux comme un avertissement providentiel, son émotion en entrant dans la ruelle des Vieux-Pigeons, tout cela lui revint clair, distinct, éclatant. Alors il se leva tout droit, étendit les bras comme un illuminé et s’écria d’une voix retentissante : « C’est moi, c’est moi. » Un frisson parcourut toute sa demeure, Pythagore aboya violemment, les bêtes troublées s’éveillèrent soudain et se mirent à s’agiter comme si chacune dans sa langue eût voulu célébrer la grande résurrection du prophète de la métempsycose. Alors, en proie à une émotion surhumaine, Héraclius s’assit, il ouvrit la dernière page de cette bible nouvelle, et religieusement écrivit à la suite toute l’histoire de sa vie.
XXV. Ego sum qui sum
À partir de ce jour Héraclius Gloss fut envahi par un orgueil colossal. Comme le Messie procède de Dieu le père, il procédait directement de Pythagore, ou plutôt il était lui-même Pythagore, ayant vécu jadis dans le corps de ce philosophe. Sa généalogie défiait ainsi les quartiers des familles les plus féodales. Il enveloppait dans un mépris superbe tous les grands hommes de l’humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes auprès des siens, et il s’isolait dans une élévation sublime au milieu des mondes et des bêtes ; il était la métempsycose et sa maison en devenait le temple.
Il avait défendu à sa bonne et à son jardinier de tuer les animaux réputés nuisibles. Les chenilles et les limaçons pullulaient dans son jardin, et, sous la forme de grandes araignées à pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideuse transformation sur les murs de son cabinet ; ce qui faisait dire à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes, métamorphosés à leur manière, se donnaient rendez-vous sur le crâne du trop sensible docteur, il se garderait bien de faire la guerre à ces pauvres parasites déclassés. Une seule chose troublait Héraclius dans son épanouissement superbe, c’était de voir sans cesse les animaux s’entre-dévorer, les araignées guetter les mouches au passage, les oiseaux emporter les araignées, les chats croquer les oiseaux, et son chien Pythagore étrangler avec bonheur tout chat qui passait à portée de sa dent.
Il suivait du matin au soir la marche lente et progressive de la métempsycose par tous les degrés de l’échelle animale. Il avait des révélations soudaines en regardant les moineaux picorer dans les gouttières ; les fourmis, ces travailleuses éternelles et prévoyantes lui causaient des attendrissements immenses ; il voyait en elles tous les désœuvrés et les inutiles qui, pour expier leur oisiveté et leur nonchalance passées, étaient condamnés à ce labeur opiniâtre. Il restait des heures entières, le nez dans l’herbe, à les contempler, et il était émerveillé de sa pénétration.
Puis comme Nabuchodonosor il marchait à quatre pattes, se roulait avec son chien dans la poussière, vivait avec ses bêtes, se vautrait avec elles. Pour lui l’homme disparaissait peu à peu de la création, et bientôt il n’y vit plus que les bêtes. Alors qu’il les contemplait, il sentait bien qu’il était leur frère ; il ne conversait plus qu’avec elles et lorsque, par hasard, il était forcé de parler à des hommes, il se trouvait paralysé comme au milieu d’étrangers et s’indignait en lui-même de la stupidité de ses semblables.
XXVI. Ce que l’on disait autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie
Mlle Victoire, cordon bleu de M. le doyen de la faculté de Balançon, Mlle Gertrude, servante de M. le recteur de ladite faculté et Mlle Anastasie, gouvernante de M. l’abbé Beaufleury, curé de Sainte-Eulalie, tel était le respectable cénacle qui se trouvait réuni un jeudi matin autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie.
Ces dames, portant au bras gauche le panier aux provisions, coiffées d’un petit bonnet blanc coquettement posé sur les cheveux, enjolivé de dentelles et de tuyautages et dont les cordons leur pendaient sur le dos, écoutaient avec intérêt Mlle Anastasie qui leur racontait comme quoi, la veille même, M. l’abbé Beaufleury avait exorcisé une pauvre femme possédée de cinq démons.
Tout à coup Mlle Honorine, gouvernante du docteur Héraclius, entra comme un coup de vent, elle tomba sur une chaise, suffoquée par une émotion violente, puis, quand elle vit tout le monde suffisamment intrigué, elle éclata : « Non c’est trop fort à la fin, on dira ce qu’on voudra : je ne resterai pas dans cette maison. » Puis cachant sa figure dans ses deux mains elle se mit à sangloter. Au bout d’une minute elle reprit, un peu calmée : « Après tout ce n’est pas sa faute à ce pauvre homme s’il est fou. — Qui ? demanda Mme Labotte. — Mais mon maître, le docteur Héraclius, répondit Mlle Honorine. — Ainsi c’est bien vrai ce que disait M. le doyen que votre maître a perdu la tête ? interrogea Mlle Victoire. — Je crois bien ! s’écria Mlle Anastasie, M. le curé affirmait l’autre jour à M. l’abbé Rosencroix que le docteur Héraclius était un vrai réprouvé ; qu’il adorait les bêtes, à l’exemple d’un certain M. Pythagore qui, paraît-il, est un impie aussi abominable que Luther. — Qu’y a-t-il de nouveau, interrompit Mlle Gertrude, que vous est-il arrivé — Figurez-vous, reprit Honorine en essuyant ses larmes avec le coin de son tablier, que mon pauvre maître a depuis bientôt six mois la folie des bêtes et il me jetterait à la porte s’il me voyait tuer une mouche, moi qui suis chez lui depuis près de dix ans. C’est bon d’aimer les animaux, mais encore est-il qu’ils sont faits pour nous, tandis que le docteur ne considère plus les hommes, il ne voit que les bêtes, il se croit créé et mis au monde pour les servir, il leur parle comme à des personnes raisonnables et on dirait qu’il entend au-dedans d’elles une voix qui lui répond. Enfin, hier au soir, comme je m’étais aperçue que les souris mangeaient mes provisions, j’ai mis une ratière dans le buffet. Ce matin voyant qu’il y avait une souris de prise, j’appelle le chat et j’allais lui donner cette vermine quand mon maître entra comme un furieux, il m’arracha la ratière des mains et lâcha la bête au milieu de mes conserves, et puis, comme je me fâchais, le voilà qui se retourne et qui me traite comme on ne traiterait pas une chiffonnière. » Un grand silence se fit pendant quelques secondes, puis Mlle Honorine reprit : « Après tout je ne lui en veux pas à ce pauvre homme, il est fou. »
Deux heures plus tard, l’histoire de la souris du docteur avait fait le tour des cuisines de Balançon. À midi, elle était l’anecdote du déjeuner des bourgeois de la ville. À huit heures M. le Premier, tout en buvant son café la racontait à six magistrats qui avaient dîné chez lui, et ces messieurs, dans des poses diverses et graves, l’écoutaient rêveusement, sans sourire et hochant la tête. À onze heures, le préfet qui donnait une soirée s’en inquiétait devant six mannequins administratifs, et comme il demandait l’avis du recteur qui promenait de groupe en groupe ses méchancetés et sa cravate blanche, celui-ci répondit : « Qu’est-ce que cela prouve après tout, monsieur le préfet, que si La Fontaine vivait encore, il pourrait faire une nouvelle fable intitulée “ La Souris du philosophe ”, et qui finirait ainsi :
Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. »
XXVII. Comme quoi le docteur Héraclius ne pensait nullement comme le
dauphin qui, ayant tiré de l’eau un singe,
… L’y replonge et
va chercher
Quelqu’homme afin de le sauver.
Lorsque Héraclius sortit le lendemain, il remarqua que chacun le regardait passer avec curiosité et qu’on se retournait encore pour le voir. L’attention dont il était l’objet l’étonna tout d’abord ; il en chercha la cause et pensa que sa doctrine s’était peut-être répandue à son insu et qu’il était au moment d’être compris par ses concitoyens. Alors une grande tendresse lui vint tout à coup pour ces bourgeois dans lesquels il voyait déjà des disciples enthousiastes, et il se mit à saluer en souriant de droite et de gauche comme un prince au milieu de son peuple. Les chuchotements qui le suivaient lui paraissaient un murmure de louanges et il rayonnait d’allégresse en songeant à la confusion prochaine du recteur et du doyen.
Il parvint ainsi jusqu’aux quais de la Brille. À quelques pas, un groupe d’enfants s’agitait et riait énormément en jetant des pierres dans l’eau tandis que des mariniers qui fumaient leur pipe au soleil semblaient s’intéresser au jeu de ces gamins. Héraclius s’approcha, puis recula soudain comme un homme qui reçoit un grand coup dans la poitrine. À dix mètres de la berge, plongeant et reparaissant tour à tour, un jeune chat se noyait dans la rivière. La pauvre petite bête faisait des efforts désespérés pour gagner la rive, mais chaque fois qu’elle montrait sa tête au-dessus de l’eau, une pierre lancée par un des garnements qui s’amusaient de cette agonie, la faisait disparaître de nouveau. Les méchants gamins luttaient d’adresse et s’excitaient l’un l’autre, et lorsqu’un coup bien frappé atteignait le misérable animal, c’étaient sur le quai une explosion de rire et des trépignements de joie. Soudain un caillou tranchant toucha la bête au milieu du front et un filet de sang apparut sur les poils blancs. Alors parmi les bourreaux éclata un délire de cris et d’applaudissements, mais qui se changea tout à coup en une effroyable panique. Blême, tremblant de rage, renversant tout devant lui, frappant des pieds et des poings, le docteur s’était élancé au milieu de cette marmaille comme un loup dans un troupeau de moutons. L’épouvante fut si grande et la fuite si rapide qu’un des enfants, éperdu de terreur, se jeta dans la rivière et disparut. Alors Héraclius défit promptement sa redingote, enleva ses souliers et, à son tour, se précipita dans l’eau. On le vit nager vigoureusement quelques instants, saisir le jeune chat au moment où il disparaissait, et regagner triomphalement la rive. Puis il s’assit sur une borne, essuya, baisa, caressa le petit être qu’il venait d’arracher à la mort, et l’enveloppant amoureusement dans ses bras comme un fils, sans s’occuper de l’enfant que deux mariniers ramenaient à terre, indifférent au tumulte qui se faisait derrière lui, il partit à grands pas vers sa maison, oubliant sur la berge ses souliers et sa redingote.
XXVIII
Cette histoire lecteur vous démontrera comme,
Quand on veut préserver son semblable des coups,
Quand on croit qu’il vaut mieux sauver un chat qu’un homme,
On doit de ses voisins exciter le courroux,
Comment tous les chemins peuvent conduire à Rome,
Et la métempsycose à l’hôpital des fous.
L’Étoile de Balançon.
Deux heures plus tard une foule immense de peuple poussant des cris tumultueux se pressait devant les fenêtres du docteur Héraclius Gloss. Bientôt une grêle de pierres brisa les vitres et la multitude allait enfoncer les portes quand la gendarmerie apparut au bout de la rue. Le calme se fit peu à peu ; enfin la foule se dissipa ; mais jusqu’au lendemain deux gendarmes stationnèrent devant la maison du docteur. Celui-ci passa la soirée dans une agitation extraordinaire. Il s’expliquait le déchaînement de la populace par les sourdes menées des prêtres contre lui et par l’explosion de haine que provoque toujours l’avènement d’une religion nouvelle parmi les sectaires de l’ancienne. Il s’exaltait jusqu’au martyre et se sentait prêt à confesser sa foi devant les bourreaux. Il fit venir dans son cabinet toutes les bêtes que cet appartement put contenir, et le soleil l’aperçut qui sommeillait entre son chien, une chèvre et un mouton et serrant sur son cœur le petit chat qu’il avait sauvé.
Un coup violent frappé à sa porte l’éveilla, et Honorine introduisit un monsieur très grave que suivaient deux agents de la sûreté. Un peu derrière eux se dissimulait le médecin de la préfecture. Le monsieur grave se fit reconnaître pour le commissaire de police et invita courtoisement Héraclius à le suivre ; celui-ci obéit fort ému. Une voiture attendait à la porte, on le fit monter dedans. Puis, assis à côté du commissaire, ayant en face de lui le médecin et un agent, l’autre s’étant placé sur le siège près du cocher, Héraclius vit qu’on suivait la rue des Juifs, la place de l’Hôtel-de-Ville, le boulevard de la Pucelle et qu’on s’arrêtait enfin devant un grand bâtiment d’aspect sombre sur la porte duquel étaient écrits ces mots « Asile des Aliénés ». Il eut soudain la révélation du piège terrible où il était tombé ; il comprit l’effroyable habileté de ses ennemis et, réunissant toutes ses forces, il essaya de se précipiter dans la rue ; deux mains puissantes le firent retomber à sa place. Alors une lutte terrible s’engagea entre lui et les trois hommes qui le gardaient ; il se débattait, se tordait, frappait, mordait, hurlait de rage ; enfin il se sentit terrassé, lié solidement et emporté dans la funeste maison dont la grande porte se referma derrière lui avec un bruit sinistre.
On l’introduisit alors dans une étroite cellule d’un aspect singulier. La cheminée, la fenêtre et la glace étaient solidement grillées, le lit et l’unique chaise fortement attachés au parquet avec des chaînes de fer. Aucun meuble ne s’y trouvait qui pût être soulevé et manié par l’habitant de cette prison. L’événement démontra, du reste, que ces précautions n’étaient pas superflues. À peine se vit-il dans cette demeure toute nouvelle pour lui que le docteur succomba à la rage qui le suffoquait. Il essaya de briser les meubles, d’arracher les grilles et de casser les vitres. Voyant qu’il n’y pouvait parvenir il se roula par terre en poussant de si épouvantables hurlements que deux hommes vêtus de blouses et coiffés d’une espèce de casquette d’uniforme entrèrent tout à coup suivis par un grand monsieur au crâne chauve et tout de noir habillé. Sur un signe de ce personnage, les deux hommes se précipitèrent sur Héraclius et lui passèrent en un instant la camisole de force ; puis ils regardèrent le monsieur noir. Celui-ci considéra un instant le docteur et se tournant vers ses acolytes : « À la salle des douches », dit-il. Héraclius alors fut emporté dans une grande pièce froide au milieu de laquelle était un bassin sans eau. Il fut déshabillé toujours criant, puis déposé dans cette baignoire ; et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horrible avalanche d’eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d’un mortel, même dans les régions les plus boréales. Héraclius se tut subitement. Le monsieur noir le considérait toujours ; il lui prit le pouls gravement puis il dit : « Encore une. » Une seconde douche s’écroula du plafond et le docteur s’abattit grelottant, étranglé, suffoquant au fond de sa baignoire glacée. Il fut ensuite enlevé, roulé dans des couvertures bien chaudes et couché dans le lit de sa cellule où il dormit trente-cinq heures d’un profond sommeil.
Il s’éveilla le lendemain, le pouls calme et la tête légère. Il réfléchit quelques instants sur sa situation, puis il se mit à lire son manuscrit qu’il avait eu soin d’emporter avec lui. Le monsieur noir entra bientôt. On apporta une table servie et ils déjeunèrent en tête-à-tête. Le docteur, qui n’avait pas oublié son bain de la veille, se montra fort tranquille et fort poli ; sans dire un mot du sujet qui avait pu lui valoir une pareille mésaventure, il parla longtemps de la façon la plus intéressante et s’efforça de prouver à son hôte qu’il était aussi sain d’esprit que les sept sages de la Grèce.
Le monsieur noir offrit à Héraclius en le quittant d’aller faire un tour dans le jardin de l’établissement. C’était une grande cour carrée plantée d’arbres. Une cinquantaine d’individus s’y promenaient ; les uns riant, criant et pérorant, les autres graves et mélancoliques.
Le docteur remarqua d’abord un homme de haute taille portant une longue barbe et de longs cheveux blancs, qui marchait seul, le front penché. Sans savoir pourquoi le sort de cet homme l’intéressa, et, au même moment, l’inconnu, levant la tête, regarda fixement Héraclius. Puis ils allèrent l’un vers l’autre et se saluèrent cérémonieusement. Alors la conversation s’engagea. Le docteur apprit que son compagnon s’appelait Dagobert Félorme et qu’il était professeur de langues vivantes au collège de Balançon. Il ne remarqua rien de détraqué dans le cerveau de cet homme et il se demandait ce qui avait pu l’amener dans un pareil lieu, quand l’autre, s’arrêtant soudain, lui prit la main et, la serrant fortement, lui demanda à voix basse : « Croyez-vous à la métempsycose ? » Le docteur chancela, balbutia ; leurs regards se rencontrèrent et pendant quelques secondes tous deux restèrent debout à se contempler. Enfin l’émotion vainquit Héraclius, des larmes jaillirent de ses yeux — il ouvrit les bras et ils s’embrassèrent. Alors les confidences commencèrent et ils reconnurent bientôt qu’ils étaient illuminés de la même lumière, imprégnés de la même doctrine. Il n’y avait aucun point où leurs idées ne se rencontrassent. Mais à mesure que le docteur constatait cette étonnante similitude de pensée, il se sentait envahi par un malaise singulier ; il lui semblait que plus l’inconnu grandissait à ses yeux, plus il diminuait lui-même dans sa propre estime. La jalousie le mordait au cœur.
L’autre s’écria tout à coup : « La métempsycose c’est moi ; c’est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c’est moi qui ai sondé les destinées des hommes. C’est moi qui fus Pythagore. » Le docteur s’arrêta soudain plus pâle qu’un linceul. « Pardon, dit-il, Pythagore, c’est moi. » Et ils se regardèrent de nouveau. L’homme continua : « J’ai été successivement philosophe, architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète et marin. — Moi aussi, dit Héraclius. — J’ai écrit l’histoire de ma vie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et en français », criait l’inconnu. Héraclius reprit : « Moi aussi. » Tous deux s’arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus comme des pointes d’épées. « En l’an 184, vociféra l’autre, j’habitais Rome et j’étais philosophe. » Alors le docteur, plus tremblant qu’une feuille par un vent d’orage, tira de sa poche son précieux document et le brandit comme une arme sous le nez de son adversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. « Mon manuscrit », hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. « Il est à moi », mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, il élevait l’objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de main derrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plus extraordinaires les unes que les autres pour le ravir à la poursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents, trépignait et beuglait : « Voleur ! Voleur ! Voleur !» À la fin il réussit par un mouvement aussi rapide qu’adroit à tenir par un bout le papier qu’Héraclius essayait de lui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avec une colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l’un ni l’autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d’union physique, termina la lutte aussi sagement que l’aurait pu faire le feu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales, ce qui permit aux belligérants d’aller rapidement s’asseoir à dix pas l’un de l’autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoire entre ses mains crispées.
Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s’examiner comme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces, hésitent à en venir aux mains de nouveau.
Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je le connaissais avant vous. » Héraclius ne répondit pas.
L’autre reprit : « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je puis vous le réciter d’un bout à l’autre dans les sept langues qui ont servi à l’écrire.»
Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Une révolution se faisait en lui. Le doute n’était pas possible, la victoire restait à son rival ; mais cet auteur qu’il avait appelé de tous ses vœux l’indignait maintenant comme un faux dieu. C’est que, n’étant plus lui-même qu’un dieu dépossédé, il se révoltait contre la divinité. Tant qu’il ne s’était pas cru l’auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ; mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : « C’est moi qui ai fait cela, la métempsycose, c’est moi », il ne pouvait plus consentir à ce que quelqu’un prît sa place. Pareil à ces gens qui brûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, du moment qu’un inconnu montait sur l’autel qu’il s’était élevé, il brûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi, après un long silence, il dit d’une voix lente et grave : « Vous êtes fou. » À ce mot, son adversaire s’élança comme un forcené et une nouvelle lutte allait s’engager plus terrible que la première, si les gardiens n’étaient accourus et n’avaient réintégré ces deux rénovateurs des guerres religieuses dans leurs domiciles respectifs.
Pendant près d’un mois le docteur ne quitta point sa chambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deux mains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaient le voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisons habiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui se faisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certain Dagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon, était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur la doctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu’il s’imaginait avoir commencé sous l’empereur Commode.
Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenu lui-même, l’Héraclius des bons jours, serra vivement les mains de ses deux amis et leur annonça qu’il avait renoncé pour jamais à la métempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations, et qu’il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.
Huit jours plus tard les portes de l’hospice étaient ouvertes devant lui.
XXIX. Comment on tombe parfois de Charybde en Scylla
En quittant la maison fatale, le docteur s’arrêta un instant sur le seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté. Puis reprenant son pas allègre d’autrefois, il se mit en route vers son domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin qui l’aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquel répondit aussitôt un sifflement semblable parti d’une rue voisine. Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier, montrant Héraclius à son camarade cria, de toutes ses forces : « V’là l’homme aux bêtes qu’est sorti de la maison des fous », et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent à imiter avec un talent remarquable tous les cris d’animaux connus. Une douzaine d’autres polissons se furent bientôt joints aux premiers et formèrent à l’ex-métempsycosiste une escorte aussi bruyante que désagréable. L’un d’eux marchait à dix pas devant le docteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au bout duquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute au coin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatement derrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait le docteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeau rabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée. Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait sur les mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant, mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres choses joyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui se montraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas de plus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre les jambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et il allongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu’il eût jadis recueillie, que celle-ci s’enfuit en hurlant de douleur. Une acclamation épouvantable éclata autour d’Héraclius qui, perdant la tête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi par son infernal cortège.
La bande passa comme un tourbillon dans les principales rues de la ville et vint se briser contre la maison du docteur ; celui-ci, voyant la porte entrouverte, s’y précipita et la referma derrière lui, puis toujours courant il monta dans son cabinet, où il fut reçu par son singe qui se mit à lui tirer la langue en signe de bienvenue. Cette vue le fit reculer comme si un spectre se fût dressé devant ses yeux. Son singe, c’était le vivant souvenir de tous ses malheurs, une des causes de sa folie, des humiliations et des outrages qu’il venait d’endurer. Il saisit un escabeau de chêne qui se trouvait à portée de sa main et, d’un seul coup, fendit le crâne du misérable quadrumane qui s’affaissa comme une masse aux pieds de son meurtrier. Puis, soulagé par cette exécution, il se laissa tomber dans un fauteuil et déboutonna sa redingote.
Honorine parut alors et faillit s’évanouir de joie en apercevant Héraclius. Dans son allégresse, elle sauta au cou de son seigneur et l’embrassa sur les deux joues, oubliant ainsi la distance qui sépare, aux yeux du monde, le maître de la domestique ; ce en quoi, disait-on, le docteur lui en avait jadis donné l’exemple.
Cependant la horde des polissons ne s’était point dissipée et continuait, devant la porte, un si terrible charivari qu’Héraclius impatienté descendit à son jardin.
Un spectacle horrible le frappa.
Honorine, qui aimait véritablement son maître tout en déplorant sa folie, avait voulu lui ménager une agréable surprise lorsqu’il rentrerait chez lui. Elle avait veillé comme une mère sur l’existence de toutes les bêtes précédemment rassemblées en ce lieu, de sorte que, grâce à la fécondité commune à toutes les races d’animaux, le jardin présentait alors un spectacle semblable à celui que devait offrir, lorsque les eaux du Déluge se retirèrent, l’intérieur de l’Arche où Noé rassembla toutes les espèces vivantes. C’était un amas confus, un pullulement de bêtes, sous lesquelles, arbres, massifs, herbe et terre disparaissaient. Les branches pliaient sous le poids de régiments d’oiseaux, tandis qu’au-dessous chiens, chats, chèvres, moutons, poules, canards et dindons se roulaient dans la poussière. L’air était rempli de clameurs diverses, absolument semblables à celles que poussait la marmaille ameutée de l’autre côté de la maison.
À cet aspect, Héraclius ne se contint plus. Il se précipita sur une bêche oubliée contre le mur et, semblable aux guerriers fameux dont Homère raconte les exploits, bondissant, tantôt en avant, tantôt en arrière, frappant de droite et de gauche, la rage au cœur, l’écume aux dents, il fit un effroyable massacre de tous ses inoffensifs amis. Les poules effarées s’envolaient par-dessus les murs, les chats grimpaient dans les arbres. Nul n’obtint grâce devant lui ; c’était une confusion indescriptible. Puis, lorsque la terre fut jonchée de cadavres, il tomba enfin de lassitude et, comme un général victorieux, s’endormit sur le champ de carnage.
Le lendemain, sa fièvre s’étant dissipée, il voulut essayer de faire un tour par la ville. Mais à peine eut-il franchi le seuil de sa porte que les gamins embusqués au coin des rues le poursuivirent de nouveau criant : « Hou hou hou, l’homme aux bêtes, l’ami des bêtes ! » et ils recommencèrent les cris de la veille avec des variations sans nombre.
Le docteur rentra précipitamment. La fureur le suffoquait, et, ne pouvant s’en prendre aux hommes, il jura une haine inextinguible et une guerre acharnée à toutes les races d’animaux. Dès lors, il n’eut plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait des filets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dans ses gouttières pour étrangler les chats du voisinage. Sa porte toujours entrouverte offrait des viandes appétissantes à la gourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquement dès qu’une victime imprudente succombait à la tentation. Des plaintes s’élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Le commissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommer d’avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé de procès ; mais rien n’arrêta sa vengeance. Enfin l’indignation fut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il aurait été, sans doute, écharpé par la multitude sans l’intervention de la force armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à la Préfecture, et déclarèrent à l’unanimité que le docteur Héraclius Gloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la ville entre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas la lourde porte de la maison sur laquelle était écwrit : « Asile des Aliénés. »
XXX. Comme quoi le proverbe « plus on est de fous, plus on rit » n’est pas toujours exactement vrai
Le lendemain il descendit dans la cour de l’établissement, et la première personne qui s’offrit à ses yeux fut l’auteur du manuscrit métempsycosiste. Les deux ennemis marchèrent l’un vers l’autre en se mesurant du regard. Un cercle se fit autour d’eux. Dagobert Félorme s’écria : « Voici l’homme qui a voulu me dérober l’œuvre de ma vie, me voler la gloire de ma découverte. » Un murmure parcourut la foule. Héraclius répondit : « Voici celui qui prétend que les bêtes sont des hommes et que les hommes sont des bêtes. » Puis tous deux ensemble se mirent à parler, ils s’excitèrent peu à peu, et, comme la première fois, ils en vinrent bientôt aux mains. Les spectateurs les séparèrent.
À partir de ce jour, avec une ténacité et une persévérance merveilleuses, chacun s’attacha à se créer des sectaires, et, peu de temps après, la colonie tout entière était divisée en deux partis rivaux, enthousiastes, acharnés, et tellement irréconciliables qu’un métempsycosiste ne pouvait se croiser avec un de ses adversaires sans qu’un combat terrible s’ensuivît. Pour éviter de sanglantes rencontres, le directeur fut contraint d’assigner des heures de promenades réservées à chaque faction, car jamais haine plus tenace n’avait animé deux sectes rivales depuis la querelle fameuse des Guelfes et des Gibelins. Grâce, du reste, à cette prudente mesure, les chefs de ces clans ennemis vécurent heureux, aimés, écoutés de leurs disciples, obéis et vénérés.
Quelquefois pendant la nuit, un chien qui hurle en rôdant autour des murs, fait tressaillir dans leur lit Héraclius et Dagobert : c’est le fidèle Pythagore qui, échappé par miracle à la vengeance de son maître, a suivi sa trace jusqu’au seuil de sa demeure nouvelle, et cherche à se faire ouvrir les portes de cette maison où les hommes seuls ont le droit d’entrer.
Il habitait autrefois une petite maison, près d’une grande route, à l’entrée d’un village. Il s’était établi charron après avoir épousé la fille d’un fermier du pays, et comme ils travaillaient beaucoup tous les deux, ils amassèrent une petite fortune. Seulement, ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait énormément. Enfin un fils leur vint ; ils l’appelèrent Jean, et ils le caressaient l’un après l’autre, l’enveloppant de leur amour, le chérissant tellement qu’ils ne pouvaient rester une heure sans le regarder.
Comme il avait cinq ans, des saltimbanques passèrent dans le pays et établirent une baraque sur la place de la Mairie.
Jean, qui les avait vus, s’échappa de la maison, et son père, après l’avoir cherché bien longtemps, le retrouva au milieu des chèvres savantes et des chiens faiseurs de tours, qui poussait de grands éclats de rire sur les genoux d’un vieux paillasse.
Trois jours après, à l’heure du dîner, au moment de se mettre à table, le charron et sa femme s’aperçurent que leur fils n’était plus dans la maison. Ils le cherchèrent dans leur jardin, et comme ils ne le trouvaient pas, le père, sur le bord de la route, cria de toute sa force : « Jean ?» — La nuit venait ; l’horizon s’emplissait d’une vapeur brune qui reculait les objets dans un lointain sombre et effrayant. Trois grands sapins, tout près de là, semblaient pleurer. Aucune voix ne répondit ; mais il y avait dans l’air comme des gémissements indistincts. Le père écouta longtemps, croyant toujours entendre quelque chose, tantôt à droite, tantôt à gauche, et, la tête perdue, il s’enfonçait dans la nuit en appelant sans cesse : « Jean ? Jean ? »
Il courut ainsi jusqu’au jour, emplissant les ténèbres de ses cris, épouvantant les bêtes rôdeuses, ravagé par une angoisse terrible et se croyant fou par moments. Sa femme, assise sur la pierre de sa porte, sanglota jusqu’au matin.
On ne retrouva pas leur fils.
Alors ils vieillirent rapidement dans une tristesse inconsolable.
Enfin, ils vendirent leur maison et ils partirent pour chercher eux-mêmes.
Ils questionnèrent les bergers sur les côtes, les marchands qui passaient, les paysans dans les villages et les autorités des villes. Mais il y avait longtemps que leur fils était perdu ; personne ne savait rien ; lui-même avait sans doute oublié son nom maintenant et celui de son pays ; et ils pleuraient, n’espérant plus.
Bientôt ils n’eurent plus d’argent ; alors ils se louèrent à la journée dans les fermes et dans les hôtelleries, accomplissant les besognes les plus humbles, vivant des restes des autres, couchant sur la dure et souffrant du froid. Mais comme ils devenaient très faibles à force de fatigues, on n’en voulut plus pour travailler, et ils furent obligés de mendier sur les routes. Ils accostaient les voyageurs avec des figures tristes et des voix suppliantes ; imploraient un morceau de pain des moissonneurs qui dînent autour d’un arbre, à midi, dans la plaine ; et ils mangeaient silencieusement, assis sur le bord des fossés.
Un hôtelier, auquel ils racontaient leur malheur, leur dit un jour :
« J’ai connu aussi quelqu’un qui avait perdu sa fille ; c’est à Paris qu’il l’a retrouvée. »
Ils se mirent tout de suite en route pour Paris.
Lorsqu’ils entrèrent dans la grande ville, ils furent épouvantés par son immensité et par les multitudes qui passaient. Ils comprirent cependant qu’il devait être au milieu de tous ces hommes, mais ils ne savaient comment s’y prendre pour le chercher. Puis ils craignaient de ne pas le reconnaître, car il y avait alors quinze ans qu’ils ne l’avaient vu.
Ils visitèrent toutes les places, toutes les rues, s’arrêtèrent à tous les attroupements qu’ils voyaient, espérant une rencontre providentielle, quelque prodigieux hasard, une pitié de la destinée.
Souvent ils marchaient à l’aventure devant eux, l’un contre l’autre, ayant l’air si tristes et si pauvres qu’on leur faisait l’aumône sans qu’ils l’eussent demandée.
Chaque dimanche ils passaient leur journée à la porte des églises, regardant entrer et sortir les foules et cherchant sur les figures quelque ressemblance lointaine. Plusieurs fois ils crurent le reconnaître, mais toujours ils s’étaient trompés.
Il y avait, au seuil d’une des églises où ils revenaient le plus souvent, un vieux donneur d’eau bénite qui était devenu leur ami. Son histoire était aussi fort triste, et la commisération qu’ils avaient pour lui fit naître entre eux une grande amitié. Ils finirent par habiter ensemble tous les trois dans un pauvre taudis, tout en haut d’une grande maison, située très loin, auprès des champs ; et le charron quelquefois remplaçait à l’église son nouvel ami, lorsque celui-ci se trouvait malade. Un hiver vint, qui fut très dur. Le pauvre porteur de goupillon mourut, et le curé de la paroisse désigna pour le remplacer le charron dont il avait appris les malheurs.
Alors il vint chaque matin s’asseoir au même endroit, sur la même chaise, usant continuellement du frottement de son dos la vieille colonne de pierre contre laquelle il s’appuyait. Il regardait fixement tous les hommes qu’il voyait entrer, et il attendait les dimanches avec autant d’impatience qu’un collégien, parce que l’église, ce jour-là, était sans cesse pleine de monde.
Il devint très vieux, s’affaiblissant encore sous l’humidité des voûtes ; et son espoir s’émiettait tous les jours.
Il connaissait à présent tous ceux qui venaient aux offices ; il savait leurs heures, leurs habitudes, distinguait leurs pas sur les dalles.
Son existence était tellement rétrécie, que l’entrée d’un étranger dans l’église était pour lui un grand événement. Un jour deux dames vinrent. L’une était vieille et l’autre jeune. C’était la mère et la fille probablement. Derrière elles un homme se présenta qui les suivit. Il les salua à la sortie, et, après leur avoir offert de l’eau bénite, il prit le bras de la plus vieille.
« Ce doit être le fiancé de la jeune », pensa le charron.
Et il chercha jusqu’au soir dans ses souvenirs où il avait pu voir autrefois un homme qui ressemblait à celui-là. Mais celui qu’il se rappelait devait être à présent un vieillard, car il lui semblait l’avoir connu là-bas, dans sa jeunesse.
Ce même homme revint souvent accompagner les deux dames, et cette ressemblance vague, éloignée et familière qu’il ne pouvait retrouver importunait tellement le vieux donneur d’eau bénite, qu’il fit venir sa femme avec lui pour aider sa mémoire affaiblie.
Un soir, comme le jour baissait, les étrangers entrèrent tous les trois. Lorsqu’ils furent passés :
« Eh bien ! le connais-tu ? » dit le mari.
La femme, inquiète, cherchait à se rappeler aussi. Tout à coup elle dit tout bas :
« Oui… oui… mais il est plus noir, plus grand, plus fort et habillé comme un monsieur ; pourtant, père, vois-tu, c’est ta figure quand tu étais jeune. »
Le vieux fit un soubresaut.
C’était vrai ; il lui ressemblait, et il ressemblait aussi à son frère qui était mort, et à son père qu’il avait connu jeune encore. Ils étaient tellement émus qu’ils ne trouvaient rien à dire. Les trois personnes redescendaient, allaient sortir. L’homme touchait le goupillon du doigt. Alors le vieux, dont la main tremblait tellement qu’elle faisait par terre une pluie d’eau bénite, s’écria : « Jean ? »
L’homme s’arrêta, le regardant.
Il reprit plus bas :
« Jean ? »
Les deux femmes l’examinaient sans comprendre.
Alors il dit pour la troisième fois en sanglotant :
« Jean ? »
L’homme se pencha tout près, tout près de sa figure, et illuminé par un souvenir d’enfance, il répondit :
« Papa Pierre, maman Jeanne ! »
Il avait tout oublié, l’autre nom de son père et celui de son pays ; mais il se rappelait toujours ces deux mots qu’il avait tant répétés : papa Pierre, maman Jeanne !
Il tomba, la figure sur les genoux du vieux, et il pleurait, et il embrassait l’un après l’autre son père et sa mère, qui suffoquaient d’une joie démesurée.
Les deux dames pleuraient aussi, comprenant qu’un grand bonheur était arrivé.
Alors ils allèrent tous chez le jeune homme et il leur raconta son histoire.
Les saltimbanques l’avaient enlevé. Pendant trois ans il parcourut avec eux bien des pays. Puis la troupe s’était dispersée, et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné de l’argent pour le garder, parce qu’elle l’avait trouvé gentil. Comme il était intelligent, on le mit à l’école, puis au collège, et la vieille dame n’ayant pas d’enfants lui avait laissé sa fortune. Lui aussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne se rappelait que ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », il n’avait pu les retrouver. Maintenant, il allait se marier, et il présenta sa fiancée qui était très bonne et très jolie.
Quand les deux vieux eurent dit à leur tour leurs chagrins et leurs fatigues, ils l’embrassèrent encore une fois ; et ils veillèrent fort tard ce soir-là, n’osant pas se coucher, de crainte que le bonheur qui les fuyait depuis si longtemps ne les abandonnât de nouveau pendant leur sommeil.
Mais ils avaient usé la ténacité du malheur, car ils furent heureux jusqu’à leur mort.
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Mariage du lieutenant Laré (Le)>
Dès le début de la campagne, le lieutenant Laré prit aux Prussiens deux canons. Son général lui dit : « Merci, lieutenant », et lui donna la croix d’honneur.
Comme il était aussi prudent que brave, subtil, inventif, plein de ruses et de ressources, on lui confia une centaine d’hommes, et il organisa un service d’éclaireurs qui, dans les retraites, sauva plusieurs fois l’armée.
Mais, comme une mer débordée, l’invasion entrait par toute la frontière. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les uns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs. La brigade du général Carrel, séparée de sa division, reculait sans cesse, se battant chaque jour, mais se maintenait presque intacte, grâce à la vigilance et à la célérité du lieutenant Laré, qui semblait être partout en même temps, déjouait toutes les ruses de l’ennemi, trompait ses prévisions, égarait ses uhlans, tuait ses avant-gardes.
Un matin, le général le fit appeler.
« Lieutenant, dit-il, voici une dépêche du général de Lacère qui est perdu si nous n’arrivons pas à son secours demain au lever du soleil. Il est à Blainville, à huit lieues d’ici. Vous partirez à la nuit tombante avec trois cents hommes que vous échelonnerez tout le long du chemin. Je vous suivrai deux heures après. Étudiez la route avec soin ; j’ai peur de rencontrer une division ennemie. »
Il gelait fortement depuis huit jours. À deux heures, la neige commença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, et d’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches.
À six heures le détachement se mit en route.
Deux hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis venait un peloton de dix hommes que le lieutenant commandait lui-même. Le reste s’avançait ensuite sur deux longues colonnes. À trois cents mètres sur les flancs de la petite troupe, à droite et à gauche, quelques soldats allaient deux par deux.
La neige, qui tombait toujours, les poudrait de blanc dans l’ombre ; elle ne fondait pas sur leurs vêtements, de sorte que, la nuit étant obscure, ils tachaient à peine la pâleur uniforme de la campagne.
On faisait halte de temps en temps. Alors on n’entendait plus que cet innommable froissement de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, murmure léger, sinistre et vague. Un ordre se communiquait à voix basse, et, quand la troupe se remettait en route, elle laissait derrière elle une espèce de fantôme blanc debout dans la neige. Il s’effaçait peu à peu et finissait par disparaître. C’étaient les échelons vivants qui devaient guider l’armée.
Les éclaireurs ralentirent leur marche. Quelque chose se dressait devant eux.
« Prenez à droite, dit le lieutenant, c’est le bois de Ronfé ; le château se trouve plus à gauche. »
Bientôt le mot : « Halte ! » circula. Le détachement s’arrêta et attendit le lieutenant qui, accompagné de dix hommes seulement, poussait une reconnaissance jusqu’au château.
Ils avançaient, rampant sous les arbres. Soudain tous demeurèrent immobiles. Un calme effrayant plana sur eux. Puis tout près, une petite voix claire, musicale et jeune traversa le silence du bois. Elle disait :
« Père, nous allons nous perdre dans la neige. Nous n’arriverons jamais à Blainville. »
Une voix plus forte répondit :
« Ne crains rien, fillette, je connais le pays comme ma poche. »
Le lieutenant dit quelques mots, et quatre hommes s’éloignèrent sans bruit, pareils à des ombres.
Soudain un cri de femme, aigu, monta dans la nuit. Deux prisonniers furent amenés : un vieillard et une enfant. Le lieutenant les interrogea toujours à voix basse.
« Votre nom ?
— Pierre Bernard.
— Votre profession ?
— Sommelier du comte de Ronfé.
— C’est votre fille ?
— Oui.
— Que fait-elle ?
— Elle est lingère au château.
— Où allez-vous ?
— Nous nous sauvons.
— Pourquoi ?
— Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardes et pendu le jardinier ; moi, j’ai eu peur pour la petite.
— Où allez-vous ?
— À Blainville.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il y a là une armée française.
— Vous connaissez le chemin ?
— Parfaitement.
— Très bien ; suivez-nous. »
On rejoignit la colonne, et la marche à travers champs recommença. Silencieux, le vieillard se tenait aux côtés du lieutenant. Sa fille marchait près de lui. Tout à coup elle s’arrêta.
« Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin. »
Et elle s’assit. Elle tremblait de froid et paraissait prête à mourir. Son père voulut la porter. Il était trop vieux et trop faible.
« Mon lieutenant, dit-il en sanglotant, nous gênerions votre marche. La France avant tout. Laissez-nous. »
L’officier avait donné un ordre. Quelques hommes étaient partis. Ils revinrent avec des branches coupées. Alors, en une minute, une litière fut faite. Le détachement tout entier les avait rejoints.
« Il y a là une femme qui meurt de froid, dit le lieutenant ; qui veut donner son manteau pour la couvrir ? »
Deux cents manteaux furent détachés.
« Qui veut la porter maintenant ? »
Tous les bras s’offrirent. La jeune fille fut enveloppée dans ces chaudes capotes de soldat, couchée doucement sur la litière, puis quatre épaules robustes l’enlevèrent ; et, comme une reine d’Orient portée par ses esclaves, elle fut placée au milieu du détachement, qui reprit sa marche plus fort, plus courageux, plus allègre, réchauffé par la présence d’une femme, cette souveraine inspiratrice qui a fait accomplir tant de prodiges au vieux sang français.
Au bout d’une heure on s’arrêta de nouveau et tout le monde se coucha dans la neige. Là-bas, au milieu de la plaine, une grande ombre noire courait. C’était comme un monstre fantastique qui s’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, se ramassait en boule, prenait des élans vertigineux, s’arrêtait, repartait sans cesse. Des ordres murmurés circulaient parmi les hommes et, de temps à autre, un petit bruit sec et métallique claquait. La forme errante se rapprocha brusquement, et l’on vit venir au grand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit. Une lueur terrible leur montra soudain deux cents hommes couchés devant eux. Une détonation rapide se perdit dans le silence de la neige, et tous les douze, avec leurs douze chevaux, tombèrent.
On attendit longtemps. Puis on se remit en marche. Le vieillard qu’on avait trouvé servait de guide.
Enfin une voix très lointaine cria : « Qui vive ! »
Un autre plus proche répondit un mot d’ordre.
On attendit encore ; des pourparlers s’engageaient. La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plus haut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient.
Un officier d’état-major vint recevoir le détachement. Mais comme il demandait qui l’on portait sur cette litière, elle s’agita ; deux petites mains écartèrent les grosses capotes bleues, et, rose comme l’aurore, avec des yeux plus clairs que n’étaient les étoiles disparues, et un sourire illuminant comme le soleil qui se levait, une mignonne figure répondit :
« C’est moi, monsieur. »
Les soldats, fous de joie, battirent des mains et portèrent la jeune fille en triomphe jusqu’au milieu du camp, qui prenait les armes. Bientôt après le général Carrel arrivait. À neuf heures les Prussiens attaquaient. Ils battaient en retraite à midi.
Le soir, comme le lieutenant Laré, rompu de fatigue, s’endormait sur une botte de paille, on vint le chercher de la part du général. Il le trouva sous sa tente, causant avec le vieillard qu’il avait rencontré dans la nuit. Aussitôt qu’il fut entré, le général le prit par la main et s’adressant à l’inconnu :
« Mon cher comte, dit-il, voici le jeune homme dont vous me parliez tout à l’heure ; un de mes meilleurs officiers. »
Il sourit, baissa la voix et reprit :
« Le meilleur. »
Puis, se tournant vers le lieutenant abasourdi, il présenta « le comte de Ronfé-Quédissac ».
Le vieillard lui prit les deux mains :
« Mon cher lieutenant, dit-il, vous avez sauvé la vie de ma fille, je n’ai qu’un moyen de vous remercier… vous viendrez dans quelques mois me dire…, si elle vous plaît… »
Un an après, jour pour jour, dans l’église Saint-Thomas-d’Aquin, le capitaine Laré épousait Mlle Louise-Hortense-Geneviève de Ronfé-Quédissac.
Elle apportait six cent mille francs de dot et était, disait-on, la plus jolie mariée qu’on eût encore vue cette année-là.
<t Coco, coco, coco frais !>
J’avais entendu raconter la mort de mon oncle Ollivier.
Je savais qu’au moment où il allait expirer doucement, tranquillement, dans l’ombre de sa grande chambre dont on avait fermé les volets à cause d’un terrible soleil de juillet ; au milieu du silence étouffant de cette brûlante après-midi d’été, on entendit dans la rue une petite sonnette argentine. Puis, une voix claire traversa l’alourdissante chaleur : « Coco frais, rafraîchissez-vous — mesdames, — coco, coco, qui veut du coco ? »
Mon oncle fit un mouvement, quelque chose comme l’effleurement d’un sourire remua sa lèvre, une gaieté dernière brilla dans son œil qui, bientôt après, s’éteignit pour toujours.
J’assistais à l’ouverture du testament. Mon cousin Jacques héritait naturellement des biens de son père ; au mien, comme souvenir, étaient légués quelques meubles. La dernière clause me concernait. La voici : « À mon neveu Pierre, je laisse un manuscrit de quelques feuillets qu’on trouvera dans le tiroir gauche de mon secrétaire ; plus cinq cents francs pour acheter son fusil de chasse, et cent francs qu’il voudra bien remettre de ma part au premier marchand de coco qu’il rencontrera !… »
Ce fut une stupéfaction générale. Le manuscrit qui me fut remis m’expliqua ce legs surprenant.
Je le copie textuellement :
« L’homme a toujours vécu sous le joug des superstitions. On croyait autrefois qu’une étoile s’allumait en même temps que naissait un enfant ; qu’elle suivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par son éclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l’influence des comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombre treize. On s’imagine que certaines gens jettent des sorts, le mauvais œil. On dit : “ Sa rencontre m’a toujours porté malheur. ” Tout cela est vrai. J’y crois. — Je m’explique : je ne crois pas à l’influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois au hasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a fait s’accomplir des événements importants pendant que des comètes visitaient notre ciel ; qu’il en a placé dans les années bissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés le vendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que la vue de certaines personnes a concordé avec le retour de certains faits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se forment d’une observation incomplète, superficielle, q