Renoir, La Liseuse
« Médaillons féminins »

(Chronique)

La Vie moderne, 8 janvier 1881.

Photomontage : invitation pour l'inauguration de l'exposition Maupassant et l'impressionnisme en 1993 à Fécamp


Madame Pasca

     Toute actrice a dans sa carrière trois époques : les débuts éclatants ou modestes, la lutte avec la renommée, puis le triomphe définitif ou l'éclipse.
     Mme Pasca a eu des débuts pleins de gloire. Héloïse Paranquet l'a posée du premier coup parmi les « étoiles ». Puis sont venues Les Idées de Mme Aubray, Séraphine, Fanny Lear, Fernande, Adrienne Lecouvreur, Le Demi-Monde qui l'ont fait sacrer grande artiste.
     Elle partit ensuite pour la Russie. Là-bas aussi elle domina, elle régna sur la société et, chose rare pour une femme de théâtre, les dames l'admiraient autant que les hommes, lui faisaient un triomphe d'amitié, un cortège de sympathies ardentes. Un fait curieux donnera la mesure de cette admiration passionnée. C'est un usage russe de faire bénir les maisons et les chambres. Or, un jour, une jeune fille appartenant à une grande famille fit venir un prêtre qui devait sanctifier son logis. Ce prêtre, un vieillard presque aveugle, suivit sa jolie cliente dans la chambre et le boudoir, pour prononcer la formule sacrée sur tous les objets familiers. Il commença à bénir tout et partout : les sièges, les meubles, le lit ; puis découvrant vaguement sur le mur une grande image qu'il prit pour une gravure pieuse, il s'acharnait à la bénir quand la jeune fille s'élança : « Non, mon père, pas cela, pas cela, c'est le portrait de Mme Pasca. » Le vieillard continua, passa dans le boudoir, bénit le divan, les tables, les rideaux, et, voyant sur un petit meuble une photographie dans un cadre d'or, il recommençait à bénir, quand la jeune fille se précipita de nouveau : « Non, mon père, pas cela, c'est la photographie de Mme Pasca. »
     Or, Mme Pasca n'avait jamais vu cette jeune fille ; elle apprit seulement par sa mère que son image avait été ainsi deux fois bénie.
     L'actrice nous est revenue et elle a été violemment applaudie dans tous les rôles qui lui furent confiés ; mais par une fatalité étrange, aucune des pièces où elle joua n'eut un grand et vrai succès. La voici maintenant qui lutte et se bat pour cette belle ouvre d'Émile Augier : Le Mariage d'Olympe. On ira la voir et l'admirer, mais la pièce ne semble pas devoir se relever absolument du jugement porté deux fois déjà par le publie.
     Quand on donnera à Mme Pasca un vrai rôle à sa taille, elle apparaîtra définitivement au premier rang parmi les actrices de son temps.
     Car elle a la force et le savoir, la grâce et l'énergie raisonnée, toutes les qualités supérieures de l'artiste. Sa voix mordante porte toujours, et personne comme elle aujourd'hui ne sait exprimer la passion. Élève de del Sarte et de M. Régnier, elle a étudié le répertoire classique et elle ne peut manquer, quelque jour, d'apparaître sur la scène illustre du Français, où sa place est marquée depuis longtemps, et où le publie l'attend avec impatience.




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