Les boeufs vont sans résistance à l'abattoir. Leur lourd bataillon s'avance paisible, dans la rue ; et sur la houle que font leurs dos, on voit osciller, comme des mâts de navires, leurs grandes cornes recourbées.
Les moutons, par régiments, vont à la mort, trottinant l'un derrière l'autre, s'arrêtant un moment quand le premier s'arrête, et repartant à l'appel du berger.
Mais les misérables cochons devinent le sort qui les menace, ils crient avec fureur en refusant d'avancer ; leur petit oil rond, plein d'un désespoir obstiné, fait peine ; et tout leur gros corps flasque et graisseux a des frissons d'épouvante.
Pour faire marcher une vache paresseuse, un âne rebelle, un chien désobéissant, on leur attache une corde au cou, après quoi l'on tire dessus ; - mais pour un cochon : - non pas. - Leurs conducteurs ont inventé le plus invraisemblable des procédés.
Vous la connaissez bien, cette affreuse petite queue en tire-bouchon qui semble une ficelle tordue finissant en mèche de fouet. - Elle est solide comme un câble, et suffit à traîner l'énorme ventre de la bête. L'homme se l'enroule au poignet, cette queue, et, comme elle ne se rompt jamais, l'animal vient à reculons glissant sur ses pattes comme sur des roulettes, et grognant de colère et de douleur.
Un jour que je rencontrai un paysan halant de la sorte un cochon monstrueux : « Pourquoi, lui dis-je, le traînez-vous de cette façon ? » L'homme cligna de l'oil d'un air fin, et répondit : « Comme ça, pardine, il ne sait pas où il va. »
Le cochon est, en tout, un des animaux les plus calomniés.
Ne dit-on pas toujours : « Sale comme un porc ? » Il est sale, c'est vrai, mais parce qu'il ne peut faire autrement.
Comme le ciel lui a donné un estomac digérant toute espèce de nourriture, il mange toute espèce de choses. De là cette croyance qu'il se nourrit exclusivement des ordures les plus repoussantes ; de là aussi le proverbe : « On n'engraisse pas les cochons avec de l'eau claire. »
Mais je voudrais bien savoir quel est celui des animaux, à commencer par l'homme, qui deviendrait gras s'il n'était nourri que d'eau claire.
Le cochon aime la fange non pas par nature, mais par éducation et parce qu'on l'habitue à s'y vautrer.
Après tout enfin, s'il mange des ordures, il sait aussi trouver les truffes, ce qui prouve qu'il n'a point encore le goût si dépravé.
Il a ses illustrations dans l'histoire tout comme le cheval ou le chien. Il a causé la mort d'un fils de roi. Il possède aussi des ancêtres légendaires.
Avant Louis VI, surnommé « le Gros », les cochons paissaient librement dans la ville de Paris. Mais l'un d'eux, par maladresse, ayant fait tomber le cheval de Philippe, fils du roi, et ce prince étant mort de sa chute, l'accès des rues, par édit royal, fut désormais interdit aux frères du coupable.
Cependant les bons pères de l'abbaye de Saint-Antoine, à force de prières, et grâce à l'intercession des prélats les plus influents, obtinrent la liberté pour leurs troupeaux, à condition qu'ils porteraient désormais une sonnette attachée au cou.
J'ai parlé de l'abbaye de Saint-Antoine. - Le cochon le plus célèbre dont la tradition nous ait légué le souvenir est bien certainement le compagnon du saint qui donna son nom à cette abbaye.
On connaît très peu son histoire. La voici :
Un roi de Catalogne avait une femme qui était très belle et très bonne. Le diable en fut jaloux et, quittant les enfers, il s'introduisit dans le corps de la reine et lui fit commettre les actes les plus inconséquents. Le pauvre roi fut si désolé de voir sa moitié possédée du diable qu'il appela auprès d'elle les moines les plus vénérés, les anachorètes les plus en renom, les évêques les plus pieux. Ils eurent beau faire, réciter des prières tout le jour et toute la nuit, verser des fleuves d'eau bénite sur le corps habité par Satan, le malin ne voulut pas s'en aller et déjoua tous leurs exorcismes.
Mais la renommée apporta aux oreilles du roi le nom d'un pauvre ermite qui s'appelait Antoine, doué d'une telle sainteté et d'une telle puissance, disait-on, qu'il suffisait qu'il entrât dans un pays pour en chasser tous les démons. (Aussi comme ils se sont vengés quand Dieu leur abandonna le saint !)
Des ambassadeurs lui furent envoyés qui le ramenèrent dans Barcelone, où il rentra au milieu du peuple accouru à sa rencontre et qui s'agenouillait sur son passage.
Les portes du palais étaient grandes ouvertes et il arriva près de la reine possédée. Il se mit immédiatement en prière pour savoir à quel genre de démon il avait affaire et, l'ayant reconnu, le chassa d'un signe de croix. - La reine délivrée embrassa le bon saint. Mais voilà qu'à la stupéfaction des assistants on vit entrer dans la chambre une grosse truie qui déposa aux pieds d'Antoine un pauvre petit cochon qui venait de naître privé de pattes et privé d'yeux. Antoine, sans s'expliquer, sans doute, qui avait pu informer cette bête du miracle qu'il venait d'accomplir, mais comprenant quel service elle attendait de lui, rendit aussitôt la vue au porcelet et, le touchant quatre fois avec l'index, lui fit immédiatement pousser quatre pattes. - Puis, ayant salué le roi, il s'en retourna vers la solitude.
Il marchait depuis un jour perdu dans ses prières et sans regarder ce qui l'entourait, quand il sentit qu'on tirait sa robe par derrière.
Il se retourna et aperçut le petit cochon qui, par reconnaissance, l'avait suivi et ne le quitta jamais depuis.
Voilà pourquoi, si, comme je le crois, la légende est vraie, lorsque le diable, plus tard, persécuta le bon ermite, il s'acharna particulièrement sur son cochon en souvenir de sa délivrance de la reine de Catalogne.
« Nous allons prendre le cochon
« Du bienheureux Antoine ;
« Nous en ferons du saucisson
« Avecque de la couënne. »
GUY DE VALMONT