De toutes les plages de la Manche, celle de Dieppe est peut-être la plus élégante et la plus riche.
Trouville est aujourd'hui bien loin de son ancienne splendeur. Ce pays avait de hauts protecteurs qui ne sont plus et sa gloire est morte avec eux.
Le rivage d'Étretat, avec ses merveilleuses falaises et sa mer bleue comme la Méditerranée, reste encore presque inaccessible et n'est peuplé que d'artistes qui travaillent et de gens riches qui n'ont point besoin de venir à Paris pendant l'été. Le pays est petit, du reste, et ne pourrait contenir beaucoup de monde.
C'est, entre deux collines vertes, une poignée de maisons qu'on dirait jetées du ciel et restées debout au hasard de leur chute, tant elles sont singulièrement plantées dans tous les sens.
Les deux versants de la vallée, peuplés jusqu'à l'eau de chalets enfouis sous des arbres, se précipitent soudain dans la mer en falaises droites, hautes de cent mètres, que terminent les deux arches célèbres appelées porte d'Aval et porte d'Amont. Le pays, en grande partie, appartient à des propriétaires parisiens, et, par conséquent, jusqu'à ce qu'un chemin de fer lui ait donné plus d'extension dans la vallée, il ne pourra recevoir les grandes foules qui se ruent chaque année vers la plage de Dieppe.
Dieppe est une ville, et son faubourg, le Pollet, est presque aussi important qu'elle. Des armées de baigneurs peuvent donc s'y loger sans peine. Dieppe a un chemin de fer, des express directs avec Paris ; ce qui permet aux hommes qui travaillent à la ville tandis que leurs femmes se distraient à la campagne, de venir, en trois heures, les surprendre, et de retourner le lendemain à leurs affaires.
Dieppe est un grand port de mer, ce qui donne aux étrangers, outre les distractions des bains et du Casino, celle de l'entrée et de la sortie des navires.
En outre, Dieppe a un service de paquebots régulier avec Newhaven qui sème chaque jour sur le port des caravanes d'Anglais en veston gris promenant leur lenteur impassible et leur éternelle lorgnette, du vieux château qui couronne la côte jusqu'à l'extrémité des jetées où ils comptent les navires qui passent. Et chaque fois que le bâtiment porte les couleurs britanniques, ils disent, avec la haute gravité de leur orgueil national : « Aoh ! toujours pavillon anglais. »
De plus, à Dieppe, tout coûte fort cher, et les gens riches y vont naturellement par la seule raison qu'ils payent là dix francs ce qui vaut ailleurs cent sous.
Autant sa rivale, la plage d'Étretat, est petite, simple, intime et refermée, autant celle de Dieppe est opulente, luxueuse, magnifique de toilettes chamarrées, bruyante et largement ouverte. La mer s'y développe dans un horizon immense que domine, sur la côte, à la gauche du Casino, le vieux château flanqué de tours, bâti en 1433 par les communes du pays de Caux révoltées contre les Anglais.
Chaque jour, vers dix heures du matin, tous les jeunes gens se pressent au bord de l'eau parce que toutes les jeunes femmes prennent leur bain. On cause beaucoup, on chuchote, on sourit, on admire souvent, on médit davantage. Là, tous les artifices de la toilette sont dévoilés, depuis les amples mystères du corsage jusqu'à la trompeuse fraîcheur du teint. Et tandis que les « vraiment belles » montrent beaucoup, les autres, qui ont laissé dans les cabines leurs séductions artificielles, voilent pudiquement leur insuffisance dans un large peignoir bien fermé.
À côté du vulgaire costume de bain tout noir qui semble un sac où l'on s'enferme, on en aperçoit d'autres tantôt bleus et tantôt rouges, coquets et savants, mariés à la nuance de la peau et à la couleur des cheveux.
Il y a deux façons de passer l'après-midi.
Lorsque le temps est douteux, ou lorsqu'on a reçu une toilette neuve qu'on veut montrer, on se rend au Casino. On s'assied à l'abri du soleil au milieu de la foule des élégantes, en face de la mer. On écoute la musique et l'on rêve. un peu. à ce que doit penser de votre robe madame une telle, là-bas, avec sa toilette de bergère antique, entre ces deux vieux « jadis beaux » à cheveux blancs ; comme un automne. avancé. entre deux hivers.
S'il fait du soleil, on prend une voiture et l'on va, en bande, dans la forêt d'Arques.
Elle est entre deux vallées où coulent deux rivières, l'Eaune et la Béthune, qui se réunissent pour former l'Arques.
C'est une belle et vraie forêt, épaisse, profonde, pleine d'oiseaux, pleine de bêtes, pleine de bruits. Les grands arbres se courbent sous le vent puissant de la mer, qui les fait gémir plus fortement que la brise amollie des plaines. On y sent la terre grasse qui enfante, les herbes, les feuilles et la résine des sapins. Là, dans cet enveloppement de verdure, les belles dames passent avec des toilettes roses, tantôt folles, grisées par ces effluves de sève, tantôt graves et comme alanguies. Elles regardent ces arbres énormes qui ne ressemblent guère aux bosquets en carton des environs de Paris où courent des lapins apprivoisés, où fleurissent des plates-bandes de géraniums, où chantent des serins dans des cages. Quelquefois l'on va jusqu'au château de Tourpes où naquit Gabrielle d'Estrées ; quelquefois jusqu'à celui de Longueville qui fut à Duguesclin et à Dunois.
Le soir, on retourne au Casino. On y danse, on y écoute de la musique, on y voit jouer des vaudevilles et des opérettes. Hélas ! on y perd aussi bien des réputations. Que voulez-vous ? ces messieurs ne viennent que le samedi. Il faut bien se distraire un peu quand on est seule ; il n'y a que les mauvaises langues, d'ailleurs, qui peuvent y trouver à redire, et l'on se moque des mauvaises langues.
GUY DE VALMONT