Renoir, La Liseuse
« Chez les bêtes »

(Chronique)

El Djerad, juin 1888.

Photomontage : invitation pour l'inauguration de l'exposition Maupassant et l'impressionnisme en 1993 à Fécamp


     Les sauterelles par innombrables armées viennent de ravager la terre d'Afrique. L'homme, le colon et l'Arabe luttent depuis des semaines contre cet ennemi petit et formidable. L'insecte est le plus fort et l'homme vaincu mourra de faim.
     Pourquoi cette férocité de la nature ?
     Le phylloxera a ruiné la France, autre insecte encore plus petit contre lequel la science et tous les efforts des hommes ont été également impuissants.
     En ce moment la betterave est attaquée, l'olive est attaquée, la pomme de terre est attaquée. Tout ce qui sert à notre nourriture est dévoré, non par une bête, mais par des milliers de bêtes grandes ou imperceptibles ; et nous, les hommes, armés comme nous le sommes, nous ne pouvons nous défendre contre ces animaux ce qui sert à soutenir notre misérable vie.
     Pourquoi cela ? Pourquoi ? Ah ! parce que nous ne sommes pas chez nous, ici, et que les animaux, au contraire, sont chez eux.
     J'ai eu cette révélation en traversant les prés normands, cette mer de récolte couvrant la terre. Je me disais : Voici du trèfle et des betteraves pour les vaches, de l'avoine pour les chevaux, du blé pour les hommes !
     Du blé pour les hommes à côté de l'avoine pour les chevaux ! Aucune envie ne me venait de manger ce blé, pourtant ; et je me sentais humilié qu'il poussât à côté de l'avoine, des betteraves et du trèfle.
     Dans cette plaine immense et verte grandissaient sous le soleil, engraissés par le fumier du sol, les nourritures végétales de ces êtres frères, l'homme, le cheval et la vache, aliments presque pareils pour des animaux si différents.
     Cela me semblait bizarre, invraisemblable, ridicule. Et je compris tout à coup le pourquoi de tout ce qui nous agite et nous torture ici-bas. Nous ne sommes point chez nous.
     Oui, je dis que la terre est faite uniquement pour loger des animaux, et que l'homme n'y est tombé que par une erreur du Créateur distrait.
     Rien n'est fait pour lui, et il a dû, pour s'acclimater, s'installer sur ce sol difficile, lutter contre des obstacles de toute sorte qu'une Providence un peu bienveillantes lui eût épargnés.
     Il était nu et n'a trouvé aucune demeure pour le recevoir, tandis que les oiseaux qui ont des plumes, les loups, les chevaux, les chiens, les cerfs, qui ont du poil, ont trouvé des arbres, des forêts, de l'herbe, des rivières ; le couvert, le boire et le manger. Ils se dévorent entre eux, il est vrai, mais ils sont armés par la nature pour s'entre-tuer.
     L'homme, au contraire, sans défense et sans moyens d'attaque, a dû inventer mille procédés, depuis la flèche aux pointes de silex jusqu'à la balle explosible, pour sauver et conserver sa vie, et construire des maisons avec un fourneau de cuisine, faire des casseroles, des broches, des rôtissoires afin de ne pas manger crus les gigots et les pommes de terre, aliments volés aux animaux carnassiers ou herbivores. Car j'ai aussi cette notion confuse que nous ne sommes pas faits véritablement pour nous nourrir de la chair des bêtes ou de la salade des potagers. Nous nous y sommes accoutumés par nécessité, mais il suffit de passer devant l'étal d'un boucher pour comprendre que ces cadavres éventrés, que cette affreuse viande saignante et graisseuse ne doit pas être destinée à des estomacs humains. Certes, elle peut convenir aux lions, aux tigres, aux animaux puants et forts qui ont des griffes et des crocs formidables et une gueule faite pour broyer des os ; mais comment admettre qu'une bouche de femme, que cette petite bouche rose a été créée pour dévorer des cuisses de boeuf ou des intestins de porc ?
     Si je m'étonne devant ces cimetières de chair qu'on nomme des boucheries, je demeure encore plus confondu devant les herbes de tout genre que nous appelons des légumes. Comment ces racines, ces feuilles, ces salades, ces artichauts qu'on suce, ces petits pois, ces choux chers aux lapins, ces oignons répugnants qui font pleurer, ces navets, ces carottes, ce sont les nourritures que le Ciel a fait pousser pour nous sur la terre ?
     Je trouve naturel que la vache broute le trèfle dans un champ, et je ne peux encore m'empêcher de juger un peu surprenant que des hommes et des femmes galamment habillés croquent ensemble des radis ou avalent une bouillie d'épinards en parlant de l'immortalité de l'âme ou des plus récentes oeuvres d'art.
     Certes, il y a eu erreur de destination, comme on dit dans les bureaux du ministère des Postes et télégraphes, et notre patrie n'est pas ici : elle est peut-être dans Saturne ou Jupiter, ou plus loin.
     L'homme n'est pas chez lui sur ce monde et ne s'y sent pas chez lui : de là cette inquiétude, ce tourment, ce malaise de toute notre race depuis qu'elle est tombée sur cette boule, dans ces prairies, dans ces bois, dans ce petit parc à bétail que nous avons baptisé la Terre.
     Nous portons au coeur des impatiences d'exils, une fièvre de prisonniers, un furieux besoin de nous en aller, de retourner chez nous, dans ce monde inconnu qui devait nous abriter, où tous nos instincts et nos aspirations se trouveraient naturellement satisfaits, comme le sont ceux d'une abeille sur un parterre de fleurs, où nous rencontrerions ce qui convient à nos âmes, ce qui convient à nos coeurs, et les nourritures qui conviennent à nos bouches.
     Il me paraît indubitable que tout ce qu'on a appelé les « maux de l'humanité » n'a d'autre origine que le mauvais manger auquel nous sommes condamnés. Les gastralgies, dyspepsies, névralgies, altérations de tous les organes, du foie, du coeur, etc., etc., sont nées sans le moindre doute d'une alimentation contraire à nos besoins, ou tout au moins d'une alimentation qui ne répond pas à ces besoins. Les régimes bizarres que nous imposent les médecins n'ont pour but que de remédier, dans la limite du possible, à cette insuffisance des matières premières.
     Quant à tout ce qui reste en nous de sauvage, de bestial, nous le devons assurément au sang dont nous nous nourrissons. L'instinct de combat, le besoin de la guerre, la monstrueuse folie qui nous fait trouver naturel le massacre d'un peuple entier, nous viennent des rouges abattoirs.
     Je me rappelle avoir visité une école vétérinaire où on élevait des chiens. J'allais m'approcher d'une rangée de niches pour flatter les bêtes aux yeux vifs, accroupis au boit de leurs chaînes, quand on me dit : « Ils sont féroces, n'y allez pas ; mais en voici d'autres là-bas qui sont très doux. »
     Je demandai quelles races diverses avaient produit ces instincts contraires, et on m'apprit que ces bêtes provenaient des mêmes pères et des mêmes mères, mais qu'on avait nourri les uns avec de la viande et les autres avec de la soupe.
     Eh bien !... je suis convaincu que notre incurable sauvagerie, que notre bassesse inguérissable, que tous nos instincts vils, que notre sottise sans remède, que notre misérable et impuissante agitation viennent de ce que nous nous nourrissons comme des bêtes, de ce que nous habitons une planète destinée uniquement à des bêtes, et de ce que nous ne nous accoutumons ni à ces nourritures, ni à ce milieu qui ne sont pas faits pour nous et dont nous subissons les influences funestes pour notre pensée et pour notre corps.

Guy de Maupassant



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