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- Le Figaro, lundi 4 janvier 1892.

Hors Paris

      Une douloureuse nouvelle :
      Dans la nuit de vendredi à samedi, à Cannes, Guy de Maupassant, en proie à un accès de fièvre chaude, a tenté de se suicider.
      Il s'est tiré dans la tête six coups d'un revolver qui avait été laissé à sa portée, mais dont son domestique avait prudemment enlevé les balles.
      N'ayant pas réussi à se tuer, Maupassant a pris un rasoir et a cherché à s'ouvrir la gorge. Il s'est fait une large entaille au côté gauche du cou, mais cette blessure ne met cependant pas ses jours en danger, grâce aux soins qui lui ont été donnés par le docteur de Valcourt, appelé en toute hâte et qui a immédiatement recousu la plaie.
      Aujourd'hui le malade est beaucoup plus calme.

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- Le Gaulois, lundi 4 janvier 1892

TRISTE NOUVELLE

      Un de nos correspondants du littoral méditerranéen nous a transmis hier soir, mais trop tard pour que nous puissions la vérifier, la douloureuse nouvelle qu'on va lire :
Cannes, dimanche 10h.30 soir.

      J'apprends de source à peu près certaine que Maupassant, dans un accès de folie, s'est tiré cinq coups de revolver dans la tête ; son état serait désespéré. Seule Mme de Maupassant a été avertie. Impossible d'avoir d'autres détails. Vous télégraphierai demain.

      Malgré la netteté de ce lamentable télégramme, nous gardons encore le ferme espoir que, sous l'emprise d'une émotion facile à comprendre, notre correspondant a peut-être, involontairement, exagéré la situation.

Non signé [Tout-Paris ?]


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- Le Figaro, mardi 5 janvier 1892

LA SANTÉ DE GUY DE MAUPASSANT

      Notre correspondant de Cannes nous envoie la dépêche suivante :

      Le calme que montrait Guy de Maupassant depuis sa tentative de suicide ne s'est pas maintenu. La nuit dernière, il délirait à un point tel que, le matin, il a fallu employer la camisole de force pour le maintenir dans son lit.
      Depuis quelque temps déjà, sa maladie s'aggravait, et bien qu'elle ne fût encore pour ainsi dire qu'à l'état latent, il avait par moments des surexcitations inquiétantes. Surmené par un travail intellectuel considérable, Maupassant avait besoin d'un repos complet, qui lui était vivement recommandé. Mais il avait grand'peine à s'y résoudre. Sa tête travaillait continuellement et il songeait toujours à son livre qu'il voulait terminer, mais dont la rédaction écrite était, pour lui, une fatigue au-dessus de sous forces et contre laquelle il essayait en vain de réagir.
      C'est cette préoccupation constante et le chagrin de voir qu'il ne pouvait plus se livrer à un travail assidu qui ont certainement déterminé l'accès de fièvre chaude pendant lequel il a tenté de se suicider.
      Depuis, Maupassant s'était montré très calme et la raison lui était complètement revenue. Il regrettait vivement ce moment de folie.
      Malheureusement l'accalmie n'a pas été de longue durée et, comme je vous le disais en commençant, cette nuit la crise a été des plus violentes. Aucune complication n'est survenue du côté de la blessure au cou.
      Sa famille et ses amis vont être obligés probablement de conduire le malade dans une maison de santé où, en même temps qu'il sera entouré de soins assidus, on pourra le surveiller constamment, lui donner le repos qui, seul, peut le ramener à la santé.

A.B.


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- Le Gaulois, mardi 5 janvier 1892

LA SANTÉ DE GUY DE MAUPASSANT
_______

      Nous avons publié, hier, la dépêche d'un de nos correspondants du littoral méditerranéen, en disant que, très probablement, il n'avait recueilli qu'un écho très grossi de ce qui s'était passé à la villa de M. de Maupassant.
      Nos réserves formelles sont justifiées, car voici la dépêche complémentaire que nous avait promise ce correspondant, et que nous avons reçue hier lundi :
      Cannes, 4 janvier, midi.

      Je vous confirme la nouvelle que je vous ai donnée hier de la tentative de suicide de M. Guy de Maupassant. La nouvelle a été tenue si secrète que le commissaire central ignorait encore la chose ce matin, et que c'est moi qui lui ai appris la triste nouvelle.
      Mme de Maupassant, mère de l'écrivain, habite Nice ; elle ignorait elle-même la gravité de la maladie dont son fils souffrait depuis quelque temps ; elle croyait « Guy » très fortement fatigué par un surmenage intellectuel, et pensait que le repos suffirait à le guérir.
      Ce n'est que dimanche soir qu'elle a été prévenue, d'une certaine aggravation de la maladie, et la tentative de suicide est de samedi.
      Voulant avoir des renseignements précis, je me suis rendu à la villa l'Isère qu'habite M. de Maupassant. La sonnette était enlevée et le valet de chambre refusait de répondre, tout en avouant que son maître était très malade. Je n'ai donc rien pu obtenir.
      Je me suis alors adressé à Bernard, le matelot, qui est, depuis sept ans, à bord du yacht de M. de Maupassant. Voici son récit :
      - Il est malheureusement bien vrai, monsieur, que depuis quelque temps M. de Maupassant donnait des signes de folie. Il abusait de l'éther et, dernièrement, il était encore sorti tout nu dans le jardin de sa villa, en criant et demandant l'éther, qu'on avait caché. Depuis quinze jours, les crises étaient plus nombreuses, et nous prenions des précautions. Ainsi, j'avais fait sauter les balles des cartouches qui étaient dans ses revolvers. Bien m'en a pris. Il y a quatre jours, il est devenu vraiment fou furieux. Il s'imaginait que des assassins allaient venir le tuer, et poussait des hurlements à faire pitié. Samedi, on a tout à coup entendu des coups de revolver. M. de Maupassant qui venait de se décharger ses deux revolvers dans la tête. Il n'était même pas blessé ; mais aussitôt, cherchant une arme, il ne trouva qu'un couteau japonais, sorte de couteau à papier, que nous avions laissé sans y penser et qui, malheureusement, était très tranchant. Il s'en porta un grand coup à la gorge, et ne réussit qu'à se donner une forte estafilade.
      « On est arrivé à ce moment. On l'a désarmé et on l'a soigné comme on a pu. Mais dans la nuit, il a eu une crise terrible, et celui qui le veillait nous a appelés en hâte pour le tenir. Il voulait mordre et griffer. Il fallut l'attacher et lui mettre une camisole de force.
      « Les docteurs Daremberg et de Valcourt, que nous avons appelés aussitôt, ont bien donné des calmants ; mais rien n'y a fait. Il n'a retrouvé un peu de calme et de raison que pour demander de l'éther. »
      Ce récit de Bernard me paraît exact en tout point. Je n'y ajouterai qu'une chose : c'est que, à Cannes même, les journaux de la localité n'ont appris la nouvelle que par des dépêches de Paris, ce matin.
      La blessure faite par le couteau à papier, a été facilement recousue par le docteur de Valcourt, venu en toute hâte de Menton.
      On ne craint donc pas pour la blessure, mais pour l'état mental du malade. Les médecins ne croient pas qu'il recouvre jamais la raison.
      Une fièvre redoutable s'est déclarée ce matin. On lui a mis la camisole de force.

W…

      Nous recevons, d'autre part, de notre correspondant ordinaire de Cannes, la dépêche suivante, dans laquelle il explique pourquoi il a été amené à ne pas nous prévenir plus tôt de ce qui s'était passé :

Cannes, 4 janvier, 8h. 50 soir.

      L'état de M. de Maupassant allait s'aggravant tous les jours ; mais, par un accord tacite, et pour ne pas surexciter le malade, qui, dans ses moments de lucidité, lisait les journaux, il avait été convenu que la presse locale garderait sur sa maladie le silence le plus absolu.
      Depuis un mois, M. de Maupassant avait de fréquents moments d'absence : c'est ainsi qu'il y a trois semaines, ayant un rendez-vous pour six heures du soir, avec un fournisseur, il s'y rendit à deux heures de l'après-midi ; et comme on lui faisait remarquer que ce n'était pas l'heure convenue :
      - Tiens, c'est drôle, répondit-il très calme ; ma montre marque sept heures, et je croyais être en retard.
      Aujourd'hui que des indiscrétions ont été commises, je puis vous donner des détails que je connaissais mais que j'avais cru devoir ne pas publier :
      Le valet de chambre de M. de Maupassant, inquiet de l'état de surexcitation de son maître, avait pris toute sorte de précautions, notamment celle d'enlever les balles des cartouches de son revolver. C'est ce qui explique comment, dans un accès de fièvre chaude, M. de Maupassant a pu, vendredi, vers minuit, se tirer, sans se blesser, plusieurs coups de feu dans la tête. Malheureusement, il avait sous la main, en ce moment, une sorte de couteau avec lequel il réussit à se faire, au-dessus de l'oreille gauche, une profonde entaille, qui n'atteignit pas, d'ailleurs, l'artère carotide.
      Sur ces entrefaites, le valet de chambre, attiré par les détonations, arrivait à temps pour préserver son maître d'une nouvelle tentative, et envoyait chercher le docteur Valcourt.
      Lorsque celui-ci arriva, le valet de chambre, exténué, venait de s'évanouir, et c'est avec l'aide d'un matelot du Bel-Ami que l'habile praticien procéda au pansement de la blessure de M. de Maupassant.
      Celui-ci, dont la lucidité était revenue, exprima tous ses regrets de l'acte inconscient qu'il venait de commettre.
      Le reste de la nuit a été assez calme, ainsi que la journée de samedi. Mais, hier, l'état mental du malade a empiré et, la nuit dernière, on a dû prendre des mesures rigoureuses pour préserver de sa propre fureur l'éminent écrivain.
      Je tiens tous es détails d'une source sûre, mais que je ne puis faire connaître. Au chalet de l'Isère, où je suis allé vers cinq heures pour avoir des nouvelles récentes, le valet de chambre se renferme dans un mutisme presque complet :
      - État grave ; nous pensons partir pour Paris.
      C'est tout ce que j'ai pu en tirer.
      Toute la journée, la colonie étrangère a fait prendre des nouvelles ; j'ai rencontré, cet après-midi, un envoyé de Mme de Benardaki.
      Au Casino des Fleurs, pendant la fête organisée au profit des victimes de la famine en Russie, sous le haut patronage des princesses Victor Bariatinsky, Alexandre Dolgorouky, O. Dolgorouky, François de Broglie, et des comtesses Schouwaloff-Monticello, Paul de Leusse et Edmond de Pourtalès, on ne s'entretenait que de l'état, malheureusement bien grave, du sympathique écrivain.
      On dit qu'il avait la monomanie du suicide, et aussi que, il y a quelque temps, il avait fait venir, de Paris, son avoué et pris ses dispositions testamentaires.

      À ces dépêches très explicites, de nos correspondants, nous ajouterons que le docteur Cazalis, homme de grand savoir et de grande expérience, qui a soigné M. de Maupassant pendant deux ans, et est resté son ami, est parti hier pour Cannes.

Chez Mme Le Poittevin

      M. Le Poittevin, le peintre paysagiste bien connu, est le cousin germain de M. de Maupassant. Il habite le premier et le deuxième étage d'un petit hôtel qu'il s'est fait construire, 10, rue Montchanin. M. de Maupassant en a occupé quelque temps le rez-de-chaussée.
      M. Le Poittevin était absent quand nous nous sommes présenté chez lui, et Mme Le Poittevin a bien voulu nous recevoir et nous donner les explications que voici :
      - Nous sommes atterrés par les nouvelles qu'ont publiées, ce matin, le Figaro et le Gaulois. Nous ignorons si on le ramène à Paris, dans une maison de santé, comme semble l'indiquer la dépêche de votre correspondant de Cannes.
      « Le jour même où coururent les bruits de la folie de notre cousin, mon mari écrivit à M. de Maupassant père, qui habite Sainte-Maxime, à deux heures de Cannes, pour savoir ce qu'il en était, et M. de Maupassant répondit qu'il était sans nouvelles directes de Guy depuis six mois ; mais qu'il savait tout le mal que lui faisaient les journaux parlant de sa maladie.
      - N'êtes-vous pas en correspondance directe avec M. Guy de Maupassant ?
      - Mais oui, nous avons toujours été dans les meilleurs termes ; mon mari lui a écrit, il y a un mois, pour lui rappeler que son bail arrivait à expiration. Il en a reçu une réponse très aimable, mais nerveusement écrite. Plus tard, mon mari lui écrivit encore pour protester contre les bruits qui couraient et les paroles qu'on nous attribuait. Il n'a pas reçu de réponse.
      « C'est tout ce que je puis vous dire. »

SAINT-RÉAL


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- Le Figaro, mercredi 6 janvier 1892

HORS PARIS
LA MALADIE DE MAUPASSANT

      Guy de Maupassant est, depuis hier, beaucoup plus calme, ou, plutôt il est dans une sorte de prostration complète. Le délire reparaît, mais sans aucune crise violente.
      Malheureusement son état mental s'est aggravé au point que son internement est devenu nécessaire. En conséquence, comme sa blessure est en très bonne voie de guérison, et s'il ne survient pas de complication demain, il est à peu près décidé que Maupassant sera transporté à la gare et qu'il partira à trois heures par le train de luxe pour Paris.
      Il sera accompagné par son fidèle serviteur François, qui l'a si bien soigné, et par un infirmier envoyé spécialement de la maison du docteur Blanche où le pauvre malade sera interné.

[Le Masque de fer] ?


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- Le Gaulois, mercredi 6 janvier 1892

M. Ollendorff et M. de Maupassant

      Le Temps a interrogé M. Paul Ollendorff, l'éditeur de M. de Maupassant :
      - D'après les nouvelles que j'ai reçues aujourd'hui de Cannes, a dit en substance M. Paul Ollendorff à notre confrère, c'est sous l'empire d'une crise de nerfs plus terrible que les autres qu'il a été poussé à tenter ce coup désespéré. Voici les deux dernières lettres que M. Guy de Maupassant m'a écrites de Cannes. La première porte la date du 25 décembre. Dans l'un des passages de cette lettre, qui ne dénote d'ailleurs aucun trouble intellectuel, il me dit : « J'ai toujours des douleurs terribles ». Cependant, la seconde de ses lettres, que j'ai reçue avant-hier et qui est écrite d'un style et d'une main très fermes, constate une légère amélioration dans son état : « Je vais beaucoup mieux, me dit-il, mais avec des souffrances intolérables. » Que faut-il conclure de cela ?

      Notre confrère a encore demandé à M. Paul Ollendorff s'il ne fallait pas attribuer à l'abus des toxiques ce surcroît de douleurs qui semble aggraver chaque jour l'état de M. de Maupassant :

      Sans doute, lui a répondu sur ce point son interlocuteur, dans les premiers temps, l'usage modéré de la morphine avait été ordonné au malade afin de calmer ses névralgies aiguës. Mais, depuis assez longtemps, il avait renoncé à la morphine.
      Dans la villa où il vit seul avec son domestique, loin de sa mère qui habite en ce moment à Nice, M. Guy de Maupassant est soigné par un docteur de ses amis. Il n'est pas question de le transporter ailleurs, loin du séjour qu'il a choisi au soleil et qui convient particulièrement à sa santé. Selon toutes probabilités, on compte qu'il passera là-bas l'hiver.

      De son côté, le Littoral de Cannes donne, sur la tentative de suicide de M. de Maupassant, des détails qui confirment ceux que nous avons donnés :

      Samedi, à dix heures du soir, M. de Maupassant voulut se remettre à son roman, l'Angelus, abandonné depuis quelques jours par suite d'un peu de fatigue cérébrale.
      Après un quart d'heure d'efforts surhumains, ne pouvant y parvenir, une nuit profonde se faisant dans son cerveau, il se leva en proie à une surexcitation effrayante, frappa un violent coup de poing sur la table et prononça ces mots à haute voix :
      « Puisqu'il en est ainsi, mieux vaut encore mourir. Allons ! encore un homme au rancart ! »
      Et, saisissant un rasoir déposé dans son cabinet de toilette, il se porta un coup à la gorge.
      La maladie dont souffre le maître est un commencement de paralysie générale ; il a également des symptômes de la folie des grandeurs et de la persécution.

Ch. Demailly


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- L'Intransigeant, mercredi 6 janvier 1892

GUY DE MAUPASSANT

      Une triste nouvelle nous arrive de Cannes, où se trouve en ce moment M. Guy de Maupassant.
      Le célèbre écrivain, en proie à un accès de fièvre chaude, a tenté de se suicider samedi dernier. Il s'est successivement tiré six coups d'un revolver qui avait été laissé à sa portée, mais dont fort heureusement les balles avaient été retirées des cartouches. M. Guy de Maupassant est beaucoup plus calme aujourd'hui.
      Sa blessure ne présente aucun caractère de gravité.
      On a dû employer la camisole de force. M. Guy de Maupassant va être conduit dans une maison de santé.
      Espérons qu'un bon traitement guérira complètement le sympathique romancier.

Non signé


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- The Evening Standard (Londres), jeudi 7 janvier 1892

      The friends of M. Guy de Maupassant having decided upon the necessity for his being placed under restraint, the unfortunate gentleman left Cannes yesterday for Paris, in charge of a keeper and two of his servants, his destination being Dr. Blanche's private asylum at Passy.

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- Le Figaro, jeudi 7 janvier 1892

HORS PARIS
LA SANTÉ DE M. DE MAUPASSANT

      Notre correspondant de Cannes nous envoie la dépêche suivante, datée du 6 janvier :
      Aujourd'hui, à trois heures trente, comme je vous l'ai télégraphié hier, Guy de Maupassant est parti pour Paris par la train de luxe. Très calme au moment du départ, qui s'est d'ailleurs effectué sans incident, il paraissait fort abattu.
      Le docteur de Valcourt, qui l'a mis en wagon, pense que, malgré l'état de faiblesse dans lequel se trouve Maupassant depuis hier, le voyage s'accomplira sans difficulté. Sa belle-sœur, Mme Hervé de Maupassant, était là pour lui dire adieu. Elle était venue exprès de Nice, où elle habite avec sa belle-mère qui, fort souffrante elle-même, n'a pu venir embrasser son fils. Le docteur Balestre, médecin de la famille à Nice, assistait également à ce bien triste départ.

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- Le Gaulois , jeudi 7 janvier 1892

LE YACHT MAUDIT

      Entre eux, depuis des mois, les amis de Guy de Maupassant ne se demandaient plus de ses nouvelles.
      Nous attendions, nous étions comme dans une angoisse de savoir, et maintenant c'est fini : l'ami s'est abattu en une horrible déroute, et des mains l'ont empoigné.
      Il paie son immense talent, il paie son labeur, il paie sa fierté, tout ce qu'on affectionnait en lui, tout ce qui le distinguait.
      Aussi n'est-elle pas banale, l'émotion qui nous envahit… À cette heure, cruellement, chacun se retrace l'image de cet homme jeune qui sortait plein de tranquillité du travail quotidien, l'épaule solide, le col puissant, avec une belle chaleur de sang sur les joues, et dans son œil clair la volonté de chercher, de découvrir encore, toujours - et on ne comprend pas ce malheur ! Lui qui avait en soi la force des champs et aussi comme la fleur des pommiers, la robustesse du Normand qui aime sa terre et dans le cœur quelque chose des mâles parfums qui montent d'elle ; lui qui semblait taillé et ramassé pour une existence longue de renom, de bonheur et d'amour, le voilà, ainsi qu'un faible, rejeté hors de tout ! Ah ! nous ne sommes rien et la vie est triste !
      Que d'envieux pourtant elle avait fait, cette vie-là, admirable !
      Être du même coup à la mode et dans la gloire, être riche, recherché, libre ! C'était comme un rêve réalisable une fois seulement et pour un seul.
      Et lui, merveilleux ouvrier, dédaigneux de la foule, des journaux, des libraires ; incapable d'une complaisance envers les camarades et la réclame, sûr et satisfait de quelques amitiés anciennes ou conquises dans ce monde qui savait l'appeler, quoi qu'il restât singulièrement silencieux devant la cheminée et le plastron blanc piqué d'émeraudes et d'or voyant, - lui il allait tout droit, tout droit dans son sillon, laissant dire les légendes…
      Et c'était vraiment d'une belle figure, et il nous semblait qu'il manquait quelqu'un ici quand on annonçait que M. de Maupassant venait de partir sur son yacht !

*  *
*

      Ah ! ce yacht de Maupassant, le Bel-Ami, toujours je le verrai mollement se balancer à la pointe de la Croisette, sur la mer de Cannes - si douce !
      C'était il y a trois ans. En rentrant du Golfe Juan, où Hervé de Maupassant avait au grand jardin inculte, abandonné, près des érables et des pins - Hervé, son frère, qui, lui aussi… - j'aperçus Guy en long imperméable jeune, la casquette sur le front, les yeux fixés sur le lointain, et la machine chauffait [illisible], avec des flocons blancs.
      - Vous embarquez ?
      - Oui.
      - Où allez-vous ?
      - Je ne sais.
      Ou il parlait du hasard, où l'eau le conduisait, pris de dégoût, dans une inextinguible soif d'espace qui, brusquement, lui [illisible] toucher le cœur. Sans regarder en arrière, il s'évadait ainsi du sol, des hommes, des sourires. Le pied sur son bateau [illisible], le terrifiant remède !
      Ce sont les remèdes qui nous l'ont perdu, ceux du corps et ceux que, par un cruel bénéfice, il était seul à pouvoir offrir au mal mystérieux où l'âme vous échappe. Être en face de soi, uniquement, [illisible] ! Être seul devant cette eau qui semble ne point finir ! Se sentir glisser à perte de vue ! Enfoncer en soi davantage encore l'incertain et le vague, laisser aller librement à la dérive ses lassitudes et ses désespérances ! Pas un ami pour vous contrôler, pas une vanité qui vous secoue, pas un devoir qui vous rappelle à l'ordre. On est son maître abominablement. rien que le clapotement, le bruit d'ailes et le gouffre.
      Qui y résisterait et quelle blessure aussi ne l'élargirait point ?…

*  *
*

      Mais il était toujours prêt, le joli yacht pimpant et léger ! Allons, patron, en route ! Et tentant, corrupteur, à travers les espaces, de chimère en chimère, le yacht entraînait le pauvre endolori.
      Parfois il revenait, parmi les siens, brusquement ; un instant on l'avait, on prenait de lui tout ce qui restait, c'était une fête délicieuse, un vrai cri de joie…
      Et puis de nouveau adieu ! Adieu pour des mois. Le yacht ! le yacht ! il l'a mené comme le Hollandais fuyant de la légende wagnérienne, il l'a conduit jusqu'à la vision de démence du Horla.
      S'il était resté à son poste de combat, qui sait ?
      Nous sommes injustes envers Paris ; nous l'accusons de nos détraquements, nous avons la terreur de sa fournaise. Mais je me demande si la grand'ville si calomniée n'est pas au contraire indulgente, utile et bonne au cerveau qui peine ? Ici c'est l'absorption complète de soi ; il faut être à toute heure sur la brèche, une idée console, une plaie guérit d l'autre. L'artiste, l'homme de lettres sont rattachés à la vie par des liens sans cesse refaits ; on n'a ni le temps ni le droit de souffrir, et cela soutient.
      Voe soli ! - malheur à l'homme seul, à celui qui a trop confiance e son propre fonds, qui se targue d'être à l'aise, de se dominer, de se retrouver intact devant ce que la théodicée appelle le spectacle de la nature. Qui, un jour, ne s'est pas écrié comme le poète :

Oh ! que ne suis-je assis à l'ombre des forêts !

      Qui n'a pas éprouvé l'impétueux besoin de fuir, de se retremper, de s'affraîchir au gr air vivifiant des chemins, de rompre avec tout pour être plus fort ? Mais les recoins silencieux ont leur piège, les petits sentiers fleuris leur poison. J'ai été, moi aussi, l'amant des routes et des paysages ; j'ai connu la langueur des soirs, l'immense et délicieux engourdissement de la solitude…
      Et je suis rentré, effrayé soudain de ce bonheur stérile, inquiet du calme, de l'indifférence, du néant que je sentais descendre en moi, et vite j'ai renoué la communication !
      Non, il ne faut point s'attarder dans ces ruptures, avec la vie des autres. La contemplation, les horizons lointains ont des mirages où sombrent l'esprit avec le cœur. La santé est dans les conflits et l'espérance dans la bataille.

*  *
*

      Laissons le yacht au plaisir, au million qui a le droit à l'insouciance ; la place du laborieux, de celui qui a du talent, est ici. On ne le déserte pas impunément. Ce serait même à souhaiter d'être pauvre et prisonnier de cette vie qu'il faut gagner : la claire vue des choses, la conscience et la fécondité sont là.
      Demain, on va ramener Maupassant au milieu de nous. Hélas ! si nous l'en aimons davantage encore, dans une pitié pleine d'affliction, ce n'est plus celui que nous avons connu : mais le voilà loin de la tentation, arraché au déambulisme, à l'affreuse errance. Sus au yacht maudit, sur lequel il s'est décomposé, qu'on le vende ou qu'on y mette les tisons ! D'ici, il a daté le meilleur de son œuvre, et je suis certain que c'est encore Paris qui lui rendra l'apaisement, puis la force. Et je le vois réinstallé au travail, tandis que la rue est pleine de fracas et d'activités - la belle rue qu'il fait bon sentir à deux pas de soi, qui vous intéresse à l'existence et vous stimule.
      Ah ! pauvre et cher ami, là-bas, au loin, vous vouliez écrire l'Angélus, votre prochain livre, et la plume vous est tombée des doigts, et pour n'avoir pas pu, vous avez pensé qu'il faut mourir…
      Mourir, avec l'Angélus, comme finit le jour.
      Revenez-nous donc ! vous verrez que le jour ne finit pas ainsi.
      Le soleil éteint, une autre lumière s'allume. Il y a des forces qui veillent, des courages qui renaissent, et des outils qui marchent, même quand tremble la main !

Alexandre HEPP


ÉCHOS DE PROVINCE

      De Cannes :

      Durant la dernière journée que Guy de Maupassant a passée ici, son état a été assez calme.
      Le malade écoutait les sages conseils de son dévoué docteur M. de Valcourt, qui lui a rendu visite plusieurs fois. Il peut à peine parler.
      Ayant essayé d'écrire, il put seulement tracer d'une main fébrile quelques mots incohérents.
      Il a ensuite demandé à aller faire une promenade en mer sur son yacht Bel-Ami ; mais il fut naturellement détourné de ce projet.
      Une consultation définitive a eu lieu, ce matin, à onze heures. Les docteurs de Valcourt, Daremberg et Balestre - ce dernier un ami de la famille Maupassant - ont décidé que l'écrivain partirait cet après-midi, par le train de luxe, à trois heures treize. Ce qui a eu lieu. M. de Maupassant a été conduit, à trois heures, dans le salon spécial de M. Valette, chef de gare. J'ai remarqué sur le quai de départ les docteurs de Valcourt et Balestre, qui causaient avec le valet de chambre du malade, le fidèle François, et Bernard, le patron du Bel-Ami, dont le Gaulois a déjà parlé.
      Mme veuve Hervé de Maupassant, qui habite généralement à Nice avec sa belle-mère, souffrante, est dans le salon avec le malade, qui porte encore la camisole de force. Au moment où le romancier monte dans le wagon-salon numéro 42, quelques voyageurs, prévenus après les journaux, échangent des réflexions attristées. Mme Hervé de Maupassant embrasse avec émotion son beau-frère, qui se montre affectueux pour elle, et le train emporte le malade, accompagné par François et un infirmier spécial envoyé de Paris par le docteur Blanche. Guy de Maupassant a beaucoup maigri, depuis quinze jours ; les traits sont tirés, le visage a pris une expression de grande tristesse. Il paraît très calme, mais très faible.

non signé


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- L'Intransigeant, jeudi 7 janvier 1892

FLAMBEAU ÉTEINT

      La tentative de suicide de Guy de Maupassant, ce délicieux styliste qui d'une nouvelle de deux cents lignes, faisait une pierre précieuse, va provoquer toute sorte de commentaires, mêlés à toute sorte de discussions. On a déjà attribué sa démence à un excès de travail. En fait, il ne travaillait pas plus que d'autres, que vous, que moi, que tous ceux qui tiennent une plume et qui en vivent. Il avait même plus que la plupart d'entre nous, le droit de n'écrire qu'à ses heures, puisqu'il jouissait d'une certaine fortune personnelle. Ce qui, à mon avis, lui a ainsi décomposé le cerveau, c'est son dangereux amour de la solitude et de la rêverie.
      Victor Hugo dans l'intimité de qui j'ai vécu plus d'un an à Bruxelles pendant notre commun exil, et qui sous sa solennité apparente était un esprit d'une rare finesse et souvent d'une pénétration extraordinaire, m'a plusieurs fois répété :

      « Pensez toujours, ne rêvez jamais. On ne peut pas contempler impunément durant de longues heures le nuage qui passe ou l'eau qui coule. Il faut avoir le courage de ne pas s'éloigner des hommes, même quand leur société vous ennuie. La solitude prolongée et le vagabondage de l'esprit finissent par faire sombrer dans la démence. »

      Et c'était afin de pouvoir pratiquer cette gymnastique cérébrale, qu'il réunissait à peu près tous les jours sept, huit, neuf, dix et quelquefois quinze personnes à sa table, où tous les genres de conversation s'entrechoquaient. Il songeait, sans doute, à son frère Eugène, que la mélancolie avait envahi jeune, et conduit au tombeau, comme elle y conduira, peut-être, Guy de Maupassant.
      Bien que je n'aie connu que très superficiellement cet écrivain si charmant et si sincère, j'ai eu à plusieurs reprises l'intuition des ténèbres qui devaient fatalement obscurcir sa pensée. Dans un dîner, nous étions en face l'un de l'autre et je remarquai qu'il ne desserra pas les dents, laissant les convives émettre des théories sans seulement daigner prendre la peine de les réfuter.
      Cette froideur et cette indifférence de la part d'un homme de cette valeur étaient si gênantes pour tout le monde que personne n'osait plus dire un mot, tant on sentait chez lui le dédain des opinions qui se faisaient jour autour de lui.
      Je ne le vis rentrer momentanément dans la vie sociale qu'à propos du refus de la Maison Hachette d'autoriser la vente dans les gares d'un de ses romans. Il ne rêvait plus alors. Il s'agitait dans son idée fixe, qui était de faire enlever à la célèbre librairie le monopole de la vente des livres sur les lignes de chemins de fer. Il vint me trouver chez moi plusieurs fois pour me demander d'entreprendre une campagne en ce sens. Puis cet accès d'ardeur passé, il retomba dans son existence murée, qui se faisait de plus en plus cénobitique.
      C'est certainement pour fuir plus complètement le monde, les rencontres de confrères et les racolages d'amis, qu'il avait acheté un yacht dans lequel il s'installait seul pour des voyages de trois semaines et plus. Son livre exquis qu'il a intitulé : Sur l'eau, commence par ce cri de délivrance : « Quinze jours sans parler ! » C'était là toute son inspiration. Il ne perdait plus une occasion de manifester son horreur des banalités de la vie commune et usuelle. La planète terrestre lui apparaissait évidemment comme une geôle d'où il cherchait par tous les moyens à s'évader. Il se sentait attaché malgré lui à cette glèbe, et il faisait de continuels efforts pour briser sa chaîne.
      Tous ceux qui ont subi la prison, l'exil et cette existence du banni qui se transporte de ville en ville sans rien connaître des rues où il passe, ni des visages qu'il rencontre, se rendent compte du charme singulier qu'on éprouve à se renfermer en soi-même ou à s'échapper de l'humanité comme un disciple de Swedenborg.
      Mais ces excursions en dehors des choses réelles, offrent de nombreux périls. Ce n'est pas seulement l'honneur, c'est aussi le monde qui est

Une île escarpée et sans bords
Où l'on ne peut rentrer quand on en est dehors.

      Il faut avoir le courage et la volonté de réagir contre les visions de thébaïdes. Nous faisons partie d'un tout parfois gênant et même insupportable, mais nécessaire. Le cerveau, comme l'estomac, a besoin de nourriture. On ne peut pas toujours avoir des truffes sur sa table et on n'a pas toujours sous la main un grand homme à qui communiquer ses observations. Mais pour sustenter l'esprit comme pour nourrir le corps : faute de grives on mange des merles.

HENRI ROCHEFORT


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- The Morning Advertiser (Londres), jeudi 7 janvier 1892

      The friends of M. Guy de Maupassant having decided upon the necessity for his being placed under restraint, the unfortunate gentleman left Cannes yesterday for Paris, in charge of a keeper and two of his servants, his destination being Dr. Blanche's private asylum at Passy.

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- Le Courrier du Soir, vendredi 8 janvier 1892

      M. Guy de Maupassant a été visité cet après-midi par M. Blanche, médecin aliéniste, dont le diagnostic a été des plus défavorables.
      L'éminent écrivain a passé la journée dans un état de prostration complète, qu'ont interrompu, par intervalles, des crises de folie furieuse.
      Il n'y a pas moins de 7 serviteurs attachés à la surveillance de sa personne.[...]

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- L'Étendard, vendredi 8 janvier 1892

M. GUY DE MAUPASSANT
À LA MAISON DE SANTÉ DE PASSY

Chez le Dr Blanche. - Installation provisoire

      Ainsi que nous l'avons annoncé c'est à la maison de santé créée à Passy dans l'ancien hôtel de la princesse de Lamballe, par M. le docteur Émile Blanche que M. de Maupassant a été conduit hier matin.
      Depuis une vingtaine d'années déjà le docteur Blanche a abandonné au docteur Meuriot la direction de cet établissement et contrairement à une croyance assez répandue dans le public, l'éminent spécialiste ne remplit plus depuis, dans la maison de santé de Passy, que les fonctions de médecin-consultant.
      Il y a longtemps que le subtil écrivain du Horla et de Notre Cœur comptait dans la famille du docteur Blanche de vives amitiés.
      Aussi est-ce autant en qualité d'ami personnel du malade que comme médecin-consultant de la maison de santé que M. le docteur Blanche s'est rendu hier après-midi rue Berton 17, où l'on procédait à l'installation de M. Guy de Maupassant.
      Le romancier, - bien qu'il eut conservé assez de lucidité d'esprit pour reconnaître ses amis à la gare, - était dans un état de prostration complète lorsque, quelques minutes plus tard, il est arrivé à Passy. Il n'est sorti de cet état que pour tomber en de violentes crises, au cours desquelles devenant subitement furieux, il s'efforçait de briser tout ce qui se trouvait autour de lui.
      Les accès de ce genre sont si terribles chez le malade que pour prévenir tout accident nouveau, sept domestiques vont être spécialement attachés à sa personne, avec mission de ne le perdre de vue à aucun moment. De sévères mesures de précaution seront en outre prises afin d'éloigner du malheureux affolé tout ce qui, au cours des repas et des autres actes de sa vie, pourrait, entre ses mains, devenir dangereux.
      Enfin les soins les plus affectueux lui seront prodigués aussi bien sur les indications du docteur Blanche que sur celles du médecin adjoint de l'établissement, un jeune docteur, originaire de Rouen et parent de Flaubert - qui professait depuis plusieurs années déjà une vive admiration et une amitié profonde pour M. de Maupassant. Beaucoup de malades sont en ce moment en traitement chez le docteur Meuriot. La maison de santé se trouvait presque entièrement occupée lorsque la nouvelle de l'arrivée prochaine du romancier a été connue ; on n'a donc pu lui réserver l'appartement qui, sans cette circonstance eût été préparé pour lui.
      L'installation faite hier est donc toute provisoire. Malheureusement, on prévoit que le traitement du malade sera fort long, et, cela étant donné, on a dû songer à lui aménager, dès que cela serait possible, une habitation plus spacieuse.

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- Le Figaro, vendredi 8 janvier 1892

Au jour le jour

LE RETOUR DE M. GUY DE MAUPASSANT

      « Avez-vous vu Maupassant ? Où l'a-t-on conduit ? Comment va-t-il ? » La même question était hier sur toutes les lèvres. Et rien peut-être ne marquait mieux que ces curiosités émues, sorties spontanément du cœur de Paris, à l'annonce du retour de Maupassant, l'immense popularité de celui que la Maladie vient de frapper à la tête.
      Le train qui le ramenait de Cannes est entré hier matin en gare du Nord.
      Deux amis seulement l'attendaient sur le quai, le docteur Henry Cazalis et l'éditeur Ollendorff ; tous deux ignorant quelles mesures allaient être prises à l'égard du pauvre cher blessé qui leur était ramené, et douloureusement émus.
      À dix heures et demi, le train stoppe le long du quai d'arrivée n°4. En quelques minutes, tous les voyageurs en sont descendus. Un seul wagon reste entouré : celui dont le compartiment central, formé de trois fauteuils-lits, est occupé par le malade et ses deux compagnons - son valet de chambre et un infirmier.
      Le trajet s'était accompli sans accident sans accident. Maupassant, calme et fatigué, reconnaît ses deux amis ; mais il est en proie à une sorte de délire tranquille qui ne le quittera plus jusqu'au terme de l'atroce voyage.
      Le docteur Cazalis nous informe à cet instant des dispositions prises ; elles viennent de lui être notifiées par les compagnons de route de Maupassant. D'accord avec les médecins de Cannes et de Nice, MM. Pouzet, de Valcourt, Daremberg et Gimbert, réunis en consultation la veille, la famille de l'illustre malade a demandé son transfèrement immédiat à la maison de santé du docteur Blanche. On va l'y conduire de suite, sans arrêt au domicile de la rue Boccador, qu'il a conservé.
      Et tandis que la triste nouvelle nous est donnée, le malade est amené et "glissé" hors du wagon jusqu'au sol. Il marche lentement, soutenu par M. le docteur Cazalis et l'infirmier, venu de Cannes avec lui ; les jambes raides, engourdies par la longue fatigue de la route, et silencieux.
      La physionomie a beaucoup changé : amaigrie, hâve et doucement hagarde… Le pauvre voyageur est enveloppé jusqu'aux pieds d'un plaid de couleur sombre, dissimulant mal le bandage qui enveloppe la blessure du cou.
      Deux voitures attendent : après un court repos dans le cabinet du sous-chef de gare, les voyageurs, accompagnés de MM. Cazalis et Ollendorff, y prennent place ; et, sans autre incident, le triste convoi s'éloigne vers Passy, sous la pluie froide du matin.

      L'installation de Maupassant chez le docteur Blanche s'est faite rapidement.
      Le malheureux artiste est logé dans un des principaux pavillons du jardin, où une simple chambre a été mise à sa disposition.
      Dès son arrivée, il a été déshabillé et couché, et le docteur Meuriaux (sic), directeur de l'établissement de la rue Berton, a procédé au pansement de la plaie du cou, qui est d'ailleurs en voie de guérison.
      Maupassant, très calme, mais très fatigué et toujours délirant, a pris un bouillon, un œuf et du pain ; puis il est tombé dans une sorte de prostration qui rendait à peu près impossible au docteur Blanche l'examen immédiat du malade. On l'a laissé se reposer.
      Il n'a d'ailleurs opposé aucune résistance aux amis qui l'amenaient rue Berton. On lui a dit que l'état de sa santé oblige sa famille à le faire soigner tout près de Paris, à la campagne. Il a consenti à tout.

      La situation de Maupassant est-elle désespérée ?
      On a paru l'affirmer un peu partout, depuis deux jours. Et le terrible mot de "folie" a été imprimé dans cent journaux…
      Un médecin de l'entourage intime de l'écrivain me déclare cependant, à l'instant où j'écris ceci, que tous se trompent, et que Maupassant n'est pas fou.
      « Maupassant a deux maladies graves : une névrose que l'abus des exercices physiques a développée de la façon la plus douloureuse, au lieu de la guérir, comme il l'imaginait faussement ; et un embarras gastrique qui l'a littéralement détraqué et mis à bas.
      « Il ne faut pas chercher ailleurs l'explication de crises d'irritation, des violences, des excentricités même auxquelles nous l'avons vu se livrer depuis un an.
      « Vous ne pouvez supposer à quelles souffrances surhumaines le malheureux était en proie. Nous étions sûrs, nous ses amis, qu'il s'en délivrerait tôt ou tard par le suicide. Le docteur Henry Cazalis, que vous avez vu ce matin, en pourrait témoigner. Il lui adressait, il y a huit jours, une lettre très sage, finissant pas ces mots : « Adieu, ami, vous ne me reverrez plus. » Et à plusieurs reprises, il nous avait exprimé la résolution "d'en finir", dès le jour où il se sentirait menacé par la maladie (disait-il en se touchant la tête) d'être amoindri ou dégradé "de ce côté-là".
      « Le drame de Cannes n'est donc pas sorti d'un coup de folie. Il a été prémédité, et froidement résolu. On a dit aussi que Maupassant avait été mené à la démence par l'abus de l'éther, de la morphine et du chloral : je puis vous affirmer que, depuis deux ans au moins, il avait renoncé à ces remèdes odieux, et qu'il éprouvait, à en parler seulement, comme un dégoût.
      « Maupassant est un malade en délire. Mais Maupassant n'est point fou. »
      Telles furent les paroles d'un homme digne de foi, dont je regrette de n'être pas autorisé à publier le nom.
      Si l'événement doit vérifier ces consolantes déclarations, je serai heureux d'avoir pu les porter ici, dès à présent, à la connaissance des amis du romancier. À moins qu'elles ne soient que l'illusion d'une amitié qui veut croire quand même à ce qu'elle espère… et dans ce cas-là encore on comprendra le sentiment qui nous a commandé de les transcrire.

ÉMILE BERR


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- Le Gaulois, vendredi 8 janvier 1892

L'ÉTAT DE M. DE MAUPASSANT
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L'OPINION DE M. ALPHONSE DAUDET
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L'arrivée à Paris

      Le train de luxe ramenant M. de Maupassant à Paris est arrivé hier matin, à la gare du Nord, à dix heures vingt. On sait que le train de luxe venant de Cannes s'arrête à cette gare, et non à la gare de Lyon. Deux personnes se trouvaient sur le quai de débarquement : MM. Ollendorff, l'éditeur bien connu, et le docteur Cazalis.
      L'arrivée a été d'une grande tristesse.
      M. de Maupassant est descendu péniblement du wagon, soutenu par son fidèle domestique François. Il était enveloppé d'une couverture de voyage dissimulant à peine la camisole de force, qu'on lui avait laissée pendant le trajet de Cannes à Paris.
      Il était coiffé d'un petit chapeau mou ; un foulard blanc cachait le bandage qu'il porte au cou. Le voyage s'est effectué sans aucun incident. M. de Maupassant s'est à peine endormi pendant une heure ou deux.
      Nous laissons la parole à l'une des deux personnes qui attendaient le malheureux écrivain.
      - Maupassant nous a paru beaucoup changé. Notre pauvre ami est très amaigri, les joues creuses, le regard est éteint, presque hagard. Cependant, il nous a reconnus. Je me suis avancé vivement vers lui, et je lui ai tendu la main. Il l'a serrée affectueusement. Je lui ai demandé si le voyage ne l'avait pas trop fatigué :
      « - Au contraire, répondit-il, je suis horriblement fatigué. C'est à peine si j'ai pu m'endormir un peu.
      « Nous sommes entrés ensuite dans le bureau du sous-chef de gare, et là, Maupassant s'est reposé quelques instants. Pendant ce temps, quelques voyageurs s'étaient amassés et considéraient avec curiosité notre ami. »
      Nous demandons alors à notre interlocuteur si Maupassant était parvenu à lire quelques journaux pendant sa maladie :
      - Aucun, nous dit-il ; depuis plus d'un mois, Maupassant n'a pas jeté les yeux sur une feuille quelconque.
      - Selon vous, M. de Maupassant a-t-il conscience de son état ?
      - Je le crois, ce qui prouverait qu'il n'est nullement fou. Du reste, j'espère en une guérison.
      « Maupassant est atteint d'un excès de mélancolie noire. Le physique, par contre, est dans un état grave. Maupassant souffre de névralgies intolérables et d'une gastrite très prononcée. Les digestions ne se font plus. Le malade sait très bien qu'il a besoin d'un repos absolu ; il l'a déclaré à plusieurs reprises.
      - Avez-vous causé avec lui ?
      - Oui, mais très peu ; Maupassant était dans un état de grande prostration qui rendait difficile un entretien suivi. C'est à peine si, pendant le trajet de la gare du Nord à la maison du docteur Blanche, il a prononcé quelques mots.
      - Vous étiez dans le même fiacre ?
      - Oui. À la gare, nous avons pris une voiture dans laquelle Maupassant est monté, aidé par son valet de chambre et l'infirmier envoyé par le docteur Blanche à Cannes.
      - Qu'a dit M. de Maupassant en pénétrant dans la maison de santé ?
      - Rien. Il est entré librement, sans faire le moindre mouvement de répulsion. Car, je vous le répète, il se rend très bien compte de la gravité de son état de santé, et il sait qu'il trouvera chez le docteur Blanche tous les soins nécessités par sa situation. Le docteur Blanche a reçu lui-même notre ami, qui a été aussitôt conduit dans la chambre qui lui avait été réservée.

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*   *

      Arrivé à Passy, M. de Maupassant était toujours dans un état de grande prostration. Il n'en est sorti que pour tomber en de violentes crises de fureur.
      Ces crises le rendent dangereux pour lui-même et pour les autres.
      Pour prévenir tout accident nouveau, sept domestiques vont être attachés spécialement à sa personne, avec mission de ne le perdre de vue à aucun moment.
      Il y a longtemps que l'écrivain comptait dans la famille du docteur Blanche de vives amitiés. Aussi est-ce autant en qualité d'ami personnel du malade que comme médecin consultant que le docteur Blanche lui donnera ses soins.
      Le médecin adjoint de l'établissement est un jeune docteur, originaire de Rouen et parent de Flaubert, qui professait depuis plusieurs années déjà une vive admiration et une amitié profonde pour M. de Maupassant. La maison de santé se trouvait presque entièrement occupée lorsque la nouvelle de l'arrivée prochaine du romancier a été connue. On n'a donc pu lui réserver l'appartement qui, sans cette circonstance, eût été préparé pour lui. L'installation faite aujourd'hui est donc toute provisoire.
      À la dernière heure, nous apprenons que M. de Maupassant a passé une assez bonne journée. Le malade est calme ; il est dans un état de prostration presque absolu.

Chez Alphonse Daudet

      Hier matin, chez M. Alphonse Daudet, à la suite d'une conversation à bâtons rompus, nous venons à parler de Maupassant et du malheureux événement de ces derniers jours. Et Daudet, devenu triste soudain, s'écrie :
      - La nouvelle m'a donné un coup au cœur. Je ne puis, jusqu'à présent, me résoudre à croire que le mal est irréparable. Oh ! non, c'est un accident passager et dont il ne sera plus question bientôt, je l'espère. La santé, la vie reviendra dans ce cerveau qui paraissait, hélas ! si bien équilibré. Tenez, tout à l'heure, je voulais envoyer un mot au cher malade, là-bas, à Cannes, pour lui dire de reprendre courage, de ne pas se laisser envahir par la tristesse et le chagrin.
      « Car le déplorable événement qu'on nous a rapporté, l'acte malheureux auquel il s'est livré vient, à mon sens, de l'abattement dans lequel il était plongé, du regret qu'il éprouvait de ne pas pouvoir écrire comme auparavant, bien plus que d'un accès d'aliénation mentale, ainsi qu'on l'a dit. J'aurais voulu me trouver à ses côtés pour lui faire entendre des paroles de tendresse et de consolation. Car j'ai pour Maupassant la plus vive affection. Quand je pense qu'il a si souvent déjeuné et dîné ici, dans l'intimité, avec tous les miens ! Et puis, tant d'aimables et de charmants souvenirs nous rattachent l'un à l'autre ! Pensez donc ! c'est moi qui ai fait passer sa première copie dans un journal. C'était la première tentative dans le genre de la nouvelle. Boule-de-suif, qui l'a fait connaître et qu'on croit être son début dans les lettres, n'est venu que bien après. Aucun de nous, d'ailleurs, à cette époque, ne prévoyait l'éclatante fortune qui l'attendait. Je le vois encore, à Croisset, chez Flaubert, gauche, timide, se tenant dans un coin et n'osant pas se mêler aux conversations. Nous le traitions cependant comme un des nôtres, Zola, Goncourt et moi, parce qu'il vivait dans l'intimité de Flaubert, qui l'aimait comme son fils. Ainsi, c'est lui que notre ami dépêchait à Rouen pour nous prendre à la gare. Il était même chargé, je m'en souviens, de retenir les lits. Maupassant ne nous paraissait alors qu'un excellent compagnon de promenade, un robuste et solide canotier pour lequel la rivière n'avait pas de secrets. Oui, le futur auteur de Pierre et Jean n'était pour nous qu'un brave garçon, aux bras souples et vigoureux, et à l'œil sûr, qui maniait l'aviron comme pas un et avec lequel on pouvait s'aventurer au loin. De ses aptitudes littéraires, il n'en était pas question.
      « Aussi quelle fut notre stupéfaction quand parut Boule-de-Suif ! C'était une révélation. Maupassant entrait dans la littérature, armé de pied en cap et n'ayant plus rien à apprendre. C'était déjà un maître. Il ne lui restait qu'à produire.
      « Au physique, un vrai mâle. Il débordait de jeunesse et de vie, se dépensant avec une sorte de frénésie, qui donnait même des inquiétudes à ses amis. Et, à ce propos, on m'a dit que la maladie nerveuse dont il a souffert plus tard lui était venue de l'abus qu'il avait fait de ses forces. Je n'en crois rien, car j'ai été comme lui, moi qui vous parle. J'ai eu une jeunesse mouvementée, pleine de heurts et de surprises, sans que mes facultés intellectuelles s'en soient le moindrement ressenties. On est jeune, sapristi ! Le sang pétille dans les veines entre vingt et trente ans. Et, pour peu qu'on soit friand d'inconnu, on se montre hardi et aventureux. La plupart des jeunes gens passent par là et ne perdent pas, pour cela, l'usage de leur raison.
      « On a parlé également des toxiques dans le cas de Maupassant. Mais je vais me mettre encore en jeu à ce propos. Personne n'a fait plus usage que moi des poisons. Depuis six ans, je soumets mon système nerveux à toute sorte de médications. J'ai pris de la morphine, du chloral, que sais-je ? pour endormir les douleurs que j'éprouvais, et cela non pas une fois, mais cent fois. Eh bien, je me sens le cerveau tout aussi lucide que par le passé, et même si lucide que je suis arrivé à me dédoubler : j'ai analysé et je continue d'analyser toutes les phases de mon mal, le suivant pas à pas, prenant des notes sur la marche, sur les effets des remèdes appliqués pour le combattre.
      « Quant à ma façon de travailler, elle n'a pas varié. J'ai gardé mes habitudes d'autrefois et je continue de produire avec la même aisance et la même liberté. Nous avons d'ailleurs de nombreux exemples de production incessante chez les écrivains, fécondité qui n'a amené aucun désordre dans leur système nerveux. Ainsi, pour ne parler que d'un des membres les plus distingués du corps auquel vous appartenez, Henry Fouquier nous a donné et donne encore, comme journaliste, un bel exemple à l'appui de ce que j'avance. Ce qu'il a écrit d'articles, au jour le jour, est vraiment incroyable. Et voici déjà quelque temps que ce prodigieux exercice dure. Quoi répondre à cela ? Non, voyez-vous, un esprit bien doué et bien équilibré ne demande qu'à produire. Ce n'est que lorsque le talent commence à faire défaut qu'on s'arrête.
      Ici, nous interrompons l'illustre écrivain, pour lui soumettre l'opinion que le docteur Paul Garnier, le médecin en chef de l'infirmerie du Dépôt, vient de formuler à propos du cas de Maupassant.
      - Le savant aliéniste, lui disons-nous, est d'avis qu'on n'a qu'à lire le Horla, ce conte fantastique d'une évocation si intense, pour découvrir le germe de la folie chez l'auteur ; car, selon lui, un cerveau sain ne peut décrire de pareils phénomènes d'hallucination qu'à la condition de les avoir observés chez autrui, ce qui n'a pas été le cas pour Maupassant.
      - Je ne suis pas tout à fait de cette opinion ; répond M. Alphonse Daudet, après quelques minutes de réflexion. Un artiste peut être parfaitement sain d'esprit et évoquer les phénomènes de la folie d'une façon intense et précise. Tout réside dans l'exécution de l'œuvre, croyez-le bien. Et puisqu'il s'agit du Horla, je dis que ce qui donne à ce conte de Maupassant une étrangeté saisissante, c'est qu'il existe un contraste frappant entre le fond et la forme. L'auteur a eu cette qualité, vraiment originale et admirable, d'écrire ce conte fantastique dans la langue sobre, tranquille et limpide dont il s'est servi pour écrire les nouvelles dont le sujet est pris dans la vie de tous les jours. Voilà ce qui donne à son œuvre, à mon avis, ce caractère singulier qui a tant surpris. Et si vous voulez vous convaincre qu'on peut être sain d'esprit et décrire des cauchemars et des hallucinations réellement éprouvés, vous n'avez qu'à parcourir le petit cahier que voici…
      M. Daudet retire de son pupitre et nous tend un petit calepin dont les pages sont remplies d'une écriture fine et serrée.
      - Ce cahier date de 1859, nous dit-il. En ce temps-là, j'écrivais les rêves que je faisais, le soir, dans mon lit. Aussitôt réveillé, je courais à ma table, et là, dans la sueur du rêve, je tâchais de me rappeler les visions qui m'avaient apparu en songe. Ainsi, toutes ces notes que vous voyez, dans ce livre, sont des comptes rendus fidèles des hallucinations, des cauchemars et des rêves que j'avais la nuit. Tous, nous rêvons de choses fantastiques durant notre sommeil. Seulement une fois réveillé, on n'y pense plus. Il ne s'agit que de reprendre quelques-uns de ces rêves et de les traduire sous une forme d'art - avec du talent, par exemple - pour émouvoir le lecteur et lui donner la sensation exacte du surnaturel.
      « En parcourant ce calepin, vous verrez que mes rêves, à moi, portaient des titres. Ils me venaient ainsi. Pourquoi ? Parce que dans la journée, lorsque j'avais eu l'idée d'une nouvelle, je n'avais de cesse qu'après en avoir trouvé le titre. Cet état d'esprit se reproduisait, le soir, pendant que je dormais. Il se peut que le même phénomène ait eu lieu chez Maupassant à propos du Horla. Un titre lui est peut-être venu, dans son sommeil, pour caractériser son hallucination, et ce titre qui devait être probablement Hors la vie, n'a été formulé qu'à moitié : Horla… dans le rêve. Et Maupassant s'en souvenant, à son réveil, l'a gardé.
      « Allons ! parlons d'autre chose. Car, voyez-vous, je ne puis pas penser à tout ça sans tristesse. C'est comme une vision affreuse, un de ces cauchemars dont nous venons de parler. Mais j'ai confiance dans l'avenir. Je ne puis pas croire que toute espérance soit perdue, car jamais intelligence ne parut plus lucide ni cerveau mieux équilibré.

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*   *

      Dans la soirée, le bruit s'était répandu que M. de Maupassant avait succombé quelques heures après son arrivée à la maison de santé des docteurs Blanche et Meuriot.
      Nous nous sommes rendu immédiatement à Passy.
      - Cette nouvelle est fausse, nous dit M. le docteur Blanche, et je ne m'explique pas comment elle a pu se propager. M. de Maupassant a passé, au contraire, une journée très calme.
      « Nous l'avons, à son arrivée, installé, M. Meuriot et moi, dans une chambre donnant sur le parc.
      « M. Ollendorff et M. le docteur Cazalis sont restés quelques heures avec le malade, qui les a reconnus et a échangé quelques paroles avec eux.
      « Dans la soirée, j'ai tenu à revoir moi-même M. de Maupassant. Je l'ai trouvé aussi bien que le comporte son état. Le malade a pu dormir quelques instants.
      « Quant à la blessure de M. de Maupassant, M. Meuriot a fait lui-même le pansement, et elle est en voie de cicatrisation.

SAINT-RÉAL


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- L'Intransigeant, vendredi 8 janvier 1892

LA MALADIE DE GUY DE MAUPASSANT

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      Les nouvelles de la santé de M. Guy de Maupassant ne sont malheureusement pas très satisfaisantes. La blessure qu'il s'est faite avant-hier est en bonne voie de guérison, mais son état mental s'est aggravé et l'internement dans une maison de santé est devenu nécessaire.
      L'état de surexcitation est toujours le même. Dans la journée de dimanche, le malade a tenté de rouvrir sa plaie, dans le but de provoquer une hémorragie, mais on a pu heureusement l'en empêcher.

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*   *

      Voici, d'autre part, quelques renseignements rétrospectifs donnés sur la tentative de suicide du célèbre écrivain par le Littoral de Cannes, dont le rédacteur en chef, M. Gautier, était le propriétaire de la villa habitée par le malade :

      Samedi, à dix heures du soir, M. de Maupassant voulut se remettre à son roman, l'Angelus. Après un quart d'heure d'efforts surhumains, ne pouvant y parvenir, une nuit profonde se faisant dans son cerveau, il se leva en proie à une surexcitation effrayante, frappa un violent coup de poing sur la table et prononça ces mots à haute voix : « Puisqu'il en est ainsi, mieux vaut encore mourir. Allons ! encore un homme au rancard ! » Et, saisissant un rasoir déposé dans son cabinet de toilette, il se porta un coup à la gorge. Au bruit du corps tombant sur le parquet, son valet de chambre, François, se précipita, ainsi que le patron du yacht Bel-Ami. M. de Maupassant gisait inanimé. On courut chercher un médecin ; le docteur Valcourt arriva, donna les premiers soins et procéda à la suture de la plaie pendant que l'équipage du Bel-Ami maintenait à grand'peine le blessé qui criait qu'on le laissât mourir.

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      Enfin, notre correspondant de Cannes nous envoie les dépêches suivantes :

Cannes, 6 janvier.

      M. Guy de Maupassant a eu une nouvelle crise à la suite de laquelle une consultation de quatre médecins a eu lieu ; le transfert du malade dans une maison de santé est décidé.

Cannes, 6 janvier.

      Guy de Maupassant vient de partir pour Paris par le train de 3h.30. Il est accompagné de son domestique, François, et par un infirmier envoyé spécialement de la maison du docteur Blanche où le pauvre malade sera interné.

Non signé


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- Le Journal d'Alsace (Strasbourg), vendredi 8 janvier 1892

      M. Guy de Maupassant est arrivé à Paris ce matin. Il a passé une nuit calme et s'est endormi profondément vers le matin. À la gare, MM. Paul Ollendorf, son éditeur, et le docteur Cazalis, l'attendaient et l'ont accompagné à la maison de santé du docteur Blanche.
      M. Guy de Maupassant semblait profondément affaissé. Arrivé à la maison de santé, il a été aussitôt introduit dans le cabinet du docteur Meuriot et Grou (sic), a procédé avant tout examen au pansement de la blessure que M. Guy de Maupassant s'est faite au cou. La plaie offre un bon aspect et est en pleine voie de guérison.
      Pendant cette opération, le malade s'est endormi. Le docteur Blanche a procédé ensuite à un examen attentif de l'état général de M. Guy de Maupassant et l'a soigneusement ausculté. Cet examen s'est prolongé jusqu'à midi 40.
      Bien que ne pouvant se prononcer définitivement après ce premier examen, la prostration dans laquelle se trouve le malade les inquiète au plus haut point ; aussi les trois médecins regardent-ils l'état moral de M. Guy de Maupassant comme très grave.

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- La Justice, vendredi 8 janvier 1892

À la maison de santé de Passy

      Ainsi nous l'avons annoncé, c'est à la maison de santé créée à Passy, dans l'ancien hôtel de la princesse de Lamballe, par le docteur Émile Blanche, que M. Guy de Maupassant a été conduit hier matin.
      Depuis une vingtaine d'années déjà le docteur Blanche a abandonné au docteur Meuriot la direction de cet établissement, et, contrairement à une croyance assez répandue dans le public, l'éminent spécialiste ne remplit plus depuis, dans la maison de Passy, que les fonctions de médecin-consultant.
      Il y a longtemps que le subtil écrivain du Horla et de Notre Cœur comptait dans la famille du docteur Blanche de vives amitiés. Aussi, est-ce autant en qualité d'ami personnel du malade que comme médecin-consultant de la maison de santé que M. le docteur Blanche s'est rendu, hier après-midi, rue Berton, 17, où l'on procédait à l'installation de M. Guy de Maupassant.
      Le romancier, - bien qu'il eut conservé assez de lucidité d'esprit pour reconnaître ses amis à la gare, - était dans un état de prostration complète lorsque, quelques minutes plus tard, il est arrivé à Passy. Il n'est sorti de cet état que pour tomber en de violentes crises, au cours desquelles, devenant subitement furieux, il s'efforçait de briser tout ce qui se trouvait autour de lui.
      Les accès de ce genre sont si terribles chez le malade que pour prévenir tout accident nouveau, sept domestiques vont être spécialement attachés à sa personne, avec mission de ne le perdre de vue à aucun moment. De sévères mesures de précaution seront, en outre, prises afin d'éloigner du malheureux affolé tout ce qui, au cours des repas et autres actes de sa vie pourrait, entre ses mains, devenir dangereux.
      Enfin, les soins les plus affectueux lui seront prodigués aussi bien sur les indications du docteur Blanche que sur celles du médecin-adjoint de l'établissement - un jeune docteur, originaire de Rouen et parent de Flaubert - qui professait depuis plusieurs années déjà une vive admiration et une amitié profonde pour M. de Maupassant. Beaucoup de malades sont en ce moment en traitement chez le docteur Meuriot. La maison de santé se trouvait presque entièrement occupée lorsque la nouvelle de l'arrivée prochaine du romancier a été connue. On n'a donc pu lui réserver l'appartement qui, sans cette circonstance, eût été préparé pour lui.
      L'installation faite hier est donc toute provisoire. Malheureusement, on prévoit que le traitement du malade sera fort long, et, cela étant donné, on a dû songer à lui aménager, dès que cela serait possible, une habitation plus spacieuse.

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- Le Constitutionnel, samedi 9 janvier 1892

M. GUY DE MAUPASSANT
À LA MAISON DE SANTÉ DE PASSY

      Ainsi que nous l'avons annoncé c'est à la maison de santé créée à Passy dans l'ancien hôtel de la princesse de Lamballe, par M.  le docteur Émile Blanche, que M. Guy de Maupassant a été conduit hier matin.
      Depuis une vingtaine d'années déjà le docteur Blanche a abandonné au docteur Meuriot la direction de cet établissement et contrairement à une croyance assez répandue dans le public, l'éminent spécialiste ne remplit plus depuis, dans la maison de santé de Passy, que les fonctions de médecin-consultant.
      Il y a longtemps que le subtil écrivain du Horla et de Notre Cœur comptait dans la famille du docteur Blanche de vives amitiés.
      Aussi est-ce autant en qualité d'ami personnel du malade que comme médecin-consultant de la maison de santé que M. le docteur Blanche s'est rendu hier après-midi rue Berton 17, où l'on procédait à l'installation de M. Guy de Maupassant.
      Le romancier, - bien qu'il eut conservé assez de lucidité d'esprit pour reconnaître ses amis à la gare, - était dans un état de prostration complète lorsque, quelques minutes plus tard, il est arrivé à Passy. Il n'est sorti de cet état que pour tomber en de violentes crises, au cours desquelles, devenant subitement furieux, il s'efforçait de briser tout ce qui se trouvait autour de lui.
      Les accès de ce genre sont si terribles chez le malade que pour prévenir tout accident nouveau, sept domestiques vont être attachés spécialement à sa personne, avec mission de ne le perdre de vue à aucun moment. De sévères mesures de précaution seront en outre prises afin d'éloigner du malheureux affolé tout ce qui, au cours des repas et autres actes de sa vie, pourrait, entre ses mains, devenir dangereux.
      Enfin, les soins les plus affectueux lui seront prodigués aussi bien sur les indications du docteur Blanche que sur celles du médecin-adjoint de l'établissement, un jeune docteur, originaire de Rouen et parent de Flaubert - qui professait depuis plusieurs années déjà une vive admiration et une amitié profonde pour M. de Maupassant. Beaucoup de malades sont en ce moment en traitement chez le docteur Meuriot. La maison de santé se trouvait presque entièrement occupée lorsque la nouvelle de l'arrivée prochaine du romancier a été connue ; on n'a donc pu lui réserver l'appartement qui, sans cette circonstance eût été préparé pour lui.
      L'installation faite actuellement est donc toute provisoire. Malheureusement on prévoit que le traitement du malade sera fort long, et, cela étant donné, on a dû songer à lui aménager, dès que cela serait possible, une habitation plus spacieuse.

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- La France, samedi 9 janvier 1892

GUY DE MAUPASSANT

Chez le docteur Blanche. - Sa blessure. - Son état mental.

      M. Guy de Maupassant, dont on connaît la tentative de suicide, est arrivé hier à Paris et a été conduit aussitôt à la maison de santé du docteur Blanche, rue Berton, à Paris.
      Le directeur de cette maison, M. le docteur Meuriot, que nous avons vu ce matin, a commencé par nous dire :
      - Ce que quelques-uns de vos confrères racontent à propos des accès de folie furieuse de M. de Maupassant, est complètement inexact. Il n'a eu, de toute la journée d'hier, aucun accès de ce genre.
      - Et ce matin ?
      - Ce matin, son accablement est moins grand. Je viens précisément de le quitter ; j'ai été toute la matinée auprès de lui. Hier il avait refusé de prendre toute espèce de nourriture. Du reste, il s'y refuse tous les jours, et depuis sa tentative de suicide, il n'a mangé absolument que deux ailes de poulet.
      Ce matin, j'ai réussi, non sans peine à lui faire manger un chaud-froid de poulet avec des pruneaux. Quant à la boisson, il ne veut que l'eau.
      - Et sa blessure ?
      - Oh ! nous répond le docteur Meuriot, elle n'offre plus aucun danger.
      La blessure, qu'il s'est faite au côté gauche du cou, n'était pas d'ailleurs très grave ; elle n'avait atteint ni la veine ni la jugulaire, et n'avait affecté que le peaucier. M. de Maupassant a été pansé là-bas, par le docteur Valcourt.
      À son arrivée ici, la plaie suppurait légèrement ; j'ai enlevé les derniers points de suture et fait un pansement sec.
      Pour ce qui est de l'état mental de M. de Maupassant, il est par malheur beaucoup plus grave, et je ne puis pas, pour l'instant, vous dire grand'chose à ce sujet.
      Je suis obligé de me retrancher jusqu'ici derrière un diagnostic, qui n'est pas encore formulé, et qui ne peut l'être, du jour au lendemain, à la légère. Les phénomènes que présente l'état de M. de Maupassant sont si graves et si complexes que j'ai besoin de plusieurs jours pour les bien étudier.
      Vous comprenez qu'il faut un certain temps pour cela ; car je ne puis tourmenter le malade qui, aujourd'hui, a conscience de son état. Il sait qu'il est ici et m'a bien reconnu. Mais il est toujours sous l'empire de ses idées délirantes et il est très abattu.
      - En fin de compte, insistons-nous, ne pourriez-vous dès aujourd'hui, avant de pouvoir formuler un diagnostic certain, dire quelque chose qui rassurât les nombreux amis de M. de Maupassant ?
      - Tout ce que je puis dire, riposte le docteur Meuriot, c'est que l'état de M. de Maupassant, sur lequel je ne puis encore me prononcer en connaissance de cause, n'est pas désespéré. Tout espoir de le sauver n'est pas perdu, cela, vous pouvez le répéter.
      Mais, quant à savoir ce qu'il adviendra au juste et quel sera le sort du pauvre malade, il faut attendre pour être fixé.
      C'est sur ces paroles - si peu consolantes qu'elles soient - que nous avons pris congé du docteur Meuriot. Puisse le faible espoir qu'il nous a exprimé se réaliser pleinement d'ici peu.

- M. DAUMESNIL.


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- Le Gaulois, samedi 9 janvier 1892

À TRAVERS LA PRESSE

JOURNAUX DE CE MATIN

L'état de M. de Maupassant

      La France a envoyé un de ses reporters chez le docteur Blanche, pour avoir des nouvelles de M. de Maupassant, et voici ce que lui a dit le docteur Meuriot :

      La blessure, qu'il s'est faite au côté gauche du cou, n'était pas d'ailleurs très grave ; elle n'avait atteint ni la veine ni la jugulaire, et n'avait affecté que le peaucier. M. de Maupassant a été pansé là-bas, par le docteur de Valcourt.
      À son arrivée ici, la plaie suppurait légèrement ; j'ai enlevé les derniers points de suture et fait un pansement sec.
      Pour ce qui est de l'état mental de M. de Maupassant, il est par malheur beaucoup plus grave, et je ne puis pas, pour l'instant, vous dire grand'chose à ce sujet.
      Je suis obligé de ma retrancher jusqu'ici derrière un diagnostic, qui n'est pas encore formulé, et qui ne peut l'être, du jour au lendemain, à la légère. Les phénomènes que présente l'état de M. de Maupassant, sont si graves et si complexes que j'ai besoin de plusieurs jours pour les bien étudier.
      Vous comprenez qu'il faut un certain temps pour cela ; car je ne puis tourmenter le malade qui, aujourd'hui, a conscience de son état. Il sait qu'il est ici et m'a bien reconnu. Mais il est toujours sous l'empire de ses idées délirantes, et il est très abattu.
      L'état de M. de Maupassant, sur lequel je ne puis encore me prononcer en connaissance de cause, n'est pas désespéré. Tout espoir de le sauver n'est pas perdu, cela, vous pouvez le répéter.
      Mais, quant à savoir ce qu'il adviendra au juste et quel sera le sort du pauvre malade, il faut attendre pour être fixé.

CH. Demailly


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- L'Intransigeant, samedi 9 janvier 1892

GUY DE MAUPASSANT
CHEZ LE DOCTEUR BLANCHE

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L'Arrivée à Paris. - Une consultation désespérante. - La première journée

      L'auteur de Bel-Ami et de tant de chefs-d'œuvre exquis est arrivé hier matin, à dix heures vingt, par la gare du Nord. Enveloppé dans une couverture de voyage qui dissimulait mal la camisole de force, un foulard blanc masquant le bandeau placé sur la plaie du cou, un petit chapeau mou sur la tête, l'infortuné romancier est descendu de wagon, soutenu d'un côté par son fidèle François et, de l'autre, par l'infirmier envoyé par le docteur Blanche.
      Les joues caves, le corps tout maigre, l'œil éteint, Guy de Maupassant, naguère si alerte et si fort, n'est plus que l'ombre de lui-même !
      MM. Ollendorff et le docteur Cazalis l'attendaient sur le quai de la gare. Ils l'emmenèrent dans le cabinet du sous-chef de gare. Lui se laissa conduire comme un enfant. Après un moment d'assoupissement, on le fit monter dans un fiacre qui l'emporta, 17, rue Berton, à la maison de santé du docteur Blanche. Une consultation eut lieu aussitôt entre le docteur Blanche, le docteur Meuriot et le docteur Franklin, qui, longuement, examinèrent le malade. Leur pronostic est navrant. Tout fait craindre que l'écrivain, hier encore si fécond et si brillant, ne recouvrera jamais la raison. Il semble inévitablement voué à la mort qui enleva tant d'autres gens de talent, les Coedès, les Gil Pérès, les André Gill - cette même mort qui emporta, il y a quelques années, son frère Hervé !
      On l'a placé dans une chambre très gaie, donnant sur les arbres du parc. François, le matelot de son yacht, ne le quitte pas et couche dans un lit de fer dressé aux pieds du sien.
      L'éditeur Ollendorff est resté avec Maupassant jusqu'à deux heures et demie. Celui-ci l'a un instant reconnu. Il a conscience d'être dans une maison de santé. On lui a demandé s'il s'y trouvait bien, et il a répondu que oui.
      Hier soir, après avoir pris quelque nourriture, l'infortuné s'est endormi d'un sommeil tranquille. Sa belle-sœur, Mme Hervé de Maupassant, ira le voir ce matin.
      Guy de Maupassant est fils d'un ancien associé d'agent de change, qui vit aujourd'hui retiré à Sainte-Maxime, dans le Var. Sa mère habite Nice. L'un de ses cousins n'est autre que notre excellent ami Cord'homme, le correspondant de l'Intransigeant à Rouen.
      Les nombreux amis de Maupassant partagent la douleur et le désespoir de ses parents.
      On ignore généralement que l'immortel conteur eut des débuts assez pénibles. Sans fortune personnelle, il était modeste auxiliaire au ministère de la marine lorsqu'il commença à écrire ses contes qui feront passer son nom à la postérité. Il est vrai que le succès ne tarda pas à lui arriver et, avec le succès, l'argent. Pendant ces dix dernières années, Guy de Maupassant produisit de façon effrayante. C'est tout au plus si, chaque année, il prenait quelques jours de repos, qu'il allait passer dans une propriété de Divonne. Ce surmenage, joint à une maladie d'estomac dont il souffrait - et à la suite de laquelle il avait contracté la pernicieuse habitude de l'éther et de la caféine - ébranlèrent peu à peu sa raison. On connaît la catastrophe de ces jours derniers.
      Guy de Maupassant travaillait à un grand ouvrage sur la guerre : l'Angelus. Hélas ! Il ne le finira pas ! Aucune pensée ne sortira plus de son cerveau mort…

Ph. Dubois


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- Journal de Marseille, samedi 9 janvier 1892

DERNIÈRE HEURE

(De notre correspondant particulier)

Paris, 8 janvier, 10h.20 m.

      La grève de l'Urbaine continue.
      Guy de Maupassant a été conduit à la maison du Dr Blanche à Passy, 17, rue Berton. Il a été examiné par MM.
     Blanche, le docteur Meuriot, directeur de la maison, et le docteur Grout, médecin adjoint.
      On m'affirme que depuis la perte de son frère Hervé, qui mourut fou, le romancier s'était adonné à l'opium et se faisait des piqûres de morphine. Plus tard, pour s'exciter au travail, il absorba de l'éther à fortes doses. L'abus de ces drogues détermina chez lui, il y a un an, de l'aphasie. Lorsqu'il fut guéri, l'éthéromanie le reprit, et les médecins durent l'envoyer suivre un traitement à Divonne.

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- La Presse, samedi 9 janvier 1892

GUY DE MAUPASSANT À PARIS
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      Guy de Maupassant, dont nous avons annoncé le départ de Cannes, est arrivé hier matin à la gare du Nord à 10h.20.
      Enveloppé d'une couverture de voyage dissimulant mal la camisole de force, coiffé d'un petit chapeau mou, le romancier descend péniblement du wagon, soutenu par son valet de chambre François et par l'infirmier, qui l'ont accompagné pendant le voyage. Un foulard blanc cache le bandage qu'il porte autour du cou.
      M. Ollendorff et M. le docteur Cazalès (sic), qui l'attendaient à la descente du wagon, ont constaté avec chagrin le changement qui s'est produit dans l'état de M. de Maupassant.
      Considérablement amaigri, les joues caves et l'œil indifférent et presque hagard, il paraît avoir supporté avec peine les fatigues du voyage.
      Marchant d'un pas saccadé, il se laisse conduire au bureau du sous-chef de gare où il se repose pendant quelques instants, puis il monte sans résistance dans le fiacre 7.250 qui le conduit 17, rue Berton, à la maison de santé du docteur Blanche.
      M. Guy de Maupassant a été visité hier après-midi par M. Blanche, médecin aliéniste, dont le diagnostic a été des plus défavorables.
      L'éminent écrivain a passé la journée dans un état de prostration complète, qu'ont interrompu, par intervalles, des crises de folie furieuse.
      Il n'y a pas moins de sept serviteurs attachés à la surveillance de sa personne.

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- Le Soir, samedi 9 janvier 1892

M. Guy de Maupassant

      M. le docteur Meuriaux (sic), directeur de la maison de santé du docteur Blanche, a fait à un rédacteur du Rappel les déclarations suivantes au sujet de l'état de M. de Maupassant :
      - Me retrancher derrière le secret professionnel n'est plus possible ; vous connaissez l'état de M. de Maupassant, vous savez qu'il est ici ; ce serait puéril.
      Voici mon impression. L'état du malade est grave, très grave, mais je ne puis encore donner un diagnostic certain.
      M. de Maupassant est un mélancolique, la chose ne fait pas de doute, sa tentative de suicide le démontre d'une façon irréfutable. Vous allez me demander si je crois à la guérison. Comme je viens de vous le dire, je ne puis rien vous affirmer pour le moment. Ce genre de maladie cérébrale a besoin d'être examiné à plusieurs reprises. Ce n'est qu'après des examens longs, nombreux et minutieux, que je pourrai diagnostiquer avec une certitude presque complète.
      Lorsque notre pauvre malade est arrivé ici, il était dans un état de prostration complète, auquel ont succédé de violentes crises, au cours desquelles il est devenu tout d'un coup furieux : il s'efforçait de briser tout ce qui se trouvait autour de lui.
      J'ai interrogé les personnes qui l'ont approché depuis sa maladie. Les accès du genre de ceux dont je viens de vous parler sont chez lui si terribles que des ordres sont donnés pour que plusieurs domestiques de la maison soient constamment attachés à sa personne ; ils ne doivent naturellement pas le perdre de vue un instant.
      À mon avis, sa folie date au moins de deux ans ; le mal a germé lentement, et, maintenant, il se montre dans son affreuse réalité.
      Je n'attribuerai pas cette folie (pas subite) à un excès de travail. M. de Maupassant, que je connais depuis longtemps, ne se surmenait point, comme certains l'ont dit : il travaillait à ses heures, entrecoupant ses travaux de voyages en mer, de promenades, etc.
      Qui sait si le surmenage n'aurait pas été un bien, un préservatif pour lui, le mélancolique qui, sur son yacht le Bel Ami, se laissait aller à de longues et néfastes rêveries.

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- L'Univers, samedi 9 janvier 1892

Chronique
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      M. Guy de Maupassant est arrivé hier matin à Paris, pour être immédiatement conduit à la maison de santé du docteur Blanche.
      À ce sujet, le reportage, qui depuis l'arrestation d'Anastay n'avait pas eu grande occasion de se livrer à ses indiscrétions favorites, s'est à nouveau donné carrière. Les journaux mondains servent à leurs lecteurs les détails les plus curieux et les plus circonstanciés sur la maladie de M. de Maupassant et toutes les phases qu'elle a traversées avant d'aboutir à la dernière catastrophe, sur la famille du romancier et les personnes de cette famille qui ont pu être également frappées de folie, sur la conduite enfin de M. de Maupassant lui-même, et sur les effets que cette conduite a dû produire dans le cerveau de l'écrivain, etc., etc.  Parmi les reporters qui remplissent des colonnes entières d'anecdotes de cette espèce ou de considérations de ce genre, il n'en est pas un qui ne connaisse l'état de M. de Maupassant et ne sache que, dans ses intervalles lucides, le malheureux veut absolument lire ce que les journaux racontent de lui. Il est facile de penser combien tous ces détails non seulement sont capables de l'irriter, mais encore peuvent, dans l'état où il se trouve, exercer une influence déplorable sur sa santé et, par contre-coup, sur son intelligence.
      Mais voilà dont on se soucie fort peu, et c'est là une réflexion qui ne saurait arrêter une seconde la plume du reporter, affamé de nouvelles, et surtout de nouvelles inédites et piquantes.
      D'ailleurs, quel que soit le jugement qui puisse être porté sur M. de Maupassant, la pitié aujourd'hui devrait faire place à tout autre sentiment. On discutera plus tard l'usage que cet écrivain a fait de son grand talent ; en ce moment, on ne peut s'empêcher de ressentir une impression de tristesse à la vue de ce talent éteint d'une manière subite par ce terrible mal de la folie !
      Dans l'une des feuilles qui livrent au public le plus grand nombre de détails, le reporter termine son article (si l'on doit appeler article tous ces racontars entassés sans ordre), en disant que la mère de M. de Maupassant se trouve en ce moment à Nice, et que l'on a grand soin d'éloigner d'elle toute espèce de journaux.
      Nous le comprenons !

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- Le Figaro, dimanche 10 janvier 1892

À travers Paris
À propos du livre étrange de Maupassant, le Horla.

      Dans ses Souvenirs littéraires, M. Maxime du Camp, consacrant à la folie des pages attristées, cite une nouvelle, Aurélia ou le rêve de la vie, que Gérard de Nerval écrivit peu de temps avant sa mort. C'est, dit l'éminent académicien, « une sorte de testament légué aux méditations des aliénistes… c'est l'autopsie d'une âme qui ne s'appartient plus ! » Et, de cette œuvre bizarre et forte, M. Maxime du Camp rapproche les Dialogues de Rousseau, Reliquae, du docteur Ch. Lefebvre, Ma Loi d'avenir, de Claire Desmare, une saint-simonienne, dont le suicide émut la Société de 1830.

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*   *

      Pauvre Gérard de Nerval ! Chaque fois qu'il se sentait repris par le mal qui le hantait, il s'en allait bravement trouver le docteur Blanche :
      - Ami, disait-il, je serai fou demain. Il est juste temps de m'enfermer.
      L'internement durait généralement six mois, après quoi Gérard de Nerval déclarait avec la même ingénuité que l'on pouvait lui donner son exeat.
      Et combien d'autres !

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- L'Intransigeant, dimanche 10 janvier 1892

GUY DE MAUPASSANT
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      Les nouvelles du malheureux Guy de Maupassant sont un peu moins mauvaises aujourd'hui. La plaie du cou est en bonne voie de guérison. La suppuration est très légère.
      Depuis la terrible crise au cours de laquelle il tenta de se suicider, il n'avait voulu prendre que deux ailes de poulet. Hier matin, le docteur Meuriot est parvenu à lui faire absorber un peu de chaud froid de poulet. Quant à la boisson, il ne veut que de l'eau.
      D'après le docteur Blanche, ce n'est pas la folie proprement dite qui aurait atteint le célèbre conteur. L'affection dont il souffre serait celle que les médecins spécialistes désignent sous le nom d'accès mélancolique et qui exigent des soins tout particuliers.
      Bien qu'il prenne rarement la parole, ses réponses sont assez lucides, mais elles sont très brèves, surtout en ce qui concerne son régime et son alimentation.
      Outre l'Angelus, Maupassant préparait aussi un volume d'études sur Flaubert, Tourguenief, Dostoiewsky et Bouilhet !…

Non signé


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- Le Littoral illustré, supplément illustré, dimanche 10 janvier 1892

LA SANTÉ DE GUY DE MAUPASSANT

      Guy de Maupassant continue à être calme. La nuit dernière il a dormi quelques heures. Le Dr Meuriot a procédé, hier matin, à un nouveau pansement de la plaie qui est presque guérie.
      Le malade reçoit journellement la visite de M. Ollendorff, du Dr Cazalis, du professeur Grouchet et de M. Alber (sic) Cahen. Son état est toujours fort grave, mais ce n'est pas désespéré.

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- Le Petit Caporal, dimanche 10 janvier 1892

M. Guy DE MAUPASSANT
À LA MAISON DE SANTÉ DE PASSY
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Chez le Dr Blanche.- Installation provisoire

      Ainsi que nous l'avons annoncé c'est à la maison de santé créée à Passy dans l'ancien hôtel de la princesse de Lamballe, par M. le docteur Émile Blanche que M. de Maupassant a été conduit hier matin.
      Depuis une vingtaine d'années déjà le docteur Blanche a abandonné au docteur Meuriot la direction de cet établissement et contrairement à une croyance assez répandue dans le public, l'éminent spécialiste ne remplit plus depuis, dans la maison de santé de Passy, que les fonctions de médecin-consultant.
      Il y a longtemps que le subtil écrivain du Horla et de Notre Cœur comptait dans la famille du docteur Blanche de vives amitiés.
      Aussi est-ce autant en qualité d'ami personnel du malade que comme médecin-consultant de la maison de santé que M. le docteur Blanche s'est rendu hier après-midi rue Berton 17, où l'on procédait à l'installation de M. de Maupassant.
      Le romancier, - bien qu'il eut conservé assez de lucidité d'esprit pour reconnaître ses amis à la gare, - était dans un état de prostration complète lorsque, quelques minutes plus tard, il est arrivé à Passy. Il n'est sorti de cet état que pour tomber en de violentes crises, au cours desquelles devenant subitement furieux, il s'efforçait de briser tout ce qui se trouvait autour de lui.
      Les accès de ce genre sont si terribles chez le malade que pour prévenir tout accident nouveau, sept domestiques vont être attachés spécialement à sa personne, avec mission de ne le perdre de vue à aucun moment. De sévères mesures de précaution seront en outre prises afin d'éloigner du malheureux affolé tout ce qui, au cours des repas et des autres actes de sa vie, pourrait, entre ses mains, devenir dangereux.
      Enfin les soins les plus affectueux lui seront prodigués aussi bien sur les indications du docteur Blanche que sur celles du médecin adjoint de l'établissement, un jeune docteur, originaire de Rouen et parent de Flaubert - qui professait depuis plusieurs années déjà une vive admiration et une amitié profonde pour M. de Maupassant. Beaucoup de malades sont en ce moment en traitement chez le docteur Meuriot. La maison de santé se trouvait presque entièrement occupée lorsque la nouvelle de l'arrivée prochaine du romancier a été connue ; on n'a donc pu lui réserver l'appartement qui, sans cette circonstance eut été préparé pour lui.
      L'installation faite actuellement est donc toute provisoire. Malheureusement on prévoit que le traitement du malade sera fort long, et, cela étant donné, on a dû songer à lui aménager, dès que cela serait possible, une habitation plus spacieuse.

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- Le Gaulois, lundi 11 janvier 1892

POUR MAUPASSANT
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      Un peintre, un personnage exquis, rare, unique, original en tout point et qui déteste la publicité, - j'ai bien peur, après cela, de l'avoir désigné trop clairement - Degas - autant le nommer ! - disait un jour avec douceur : « Je ne serai content que lorsqu'un brave homme, et, s'il est possible, un artiste, aura brûlé la cervelle à un monsieur qui venait de la part d'un journal lui demander un petit renseignement… » Et soudain, haussant la voix, précipitant la parole : « Hein ! quoi ?… Là, tout de suite, en ouvrant la porte : - Vous voulez savoir si j'ai du talent, monsieur ?… Paf ! »
      Elle m'est revenue, cette boutade, elle m'est revenue mélancoliquement ces jours-ci. Quelle affaire, ô lecteurs, si l'infortuné Maupassant, raisonnable ou non, avant qu'une main prudente eût retiré les balles de son revolver, l'avait tourné contre un de ces visiteurs qui, déjà, le relançaient pour votre service ! Il ne s'agissait plus de savoir s'il avait du talent, ni de quelle sorte ; il s'agissait de bien autre chose ! Un de ses parents s'était laissé « prendre une conversation », qui, rapportée dans un journal, avait brusquement éveillé la curiosité publique, et cette curiosité, dorénavant, exigeait sa pâture… Eh, bien ! quoi ?… « Vous voulez savoir si je suis fou, monsieur ?…Paf ! »
      La réponse eût paru sévère ; eût-elle été bien juste ?… Il est lui-même un brave garçon, le plus souvent, et quelquefois un lettré, ou reporter à qui Degas, innocemment, souhaitait qu'un brave homme, un artiste, eut le courage ou plutôt la vertu de réserver cet accueil. Son directeur a commandé : il obéit. Et ce directeur, en commandant, obéissait d'instinct, sinon autrement, au désir de sa clientèle. Ici même on subit cette loi, qu'on me permet de maudire ; on la subissait hier, on la subira demain. Est-ce que tout le monde, à présent, n'est pas friand de ces détails rapportés, servis chauds, du cabinet de travail ou de l'atelier d'un écrivain ou d'un peintre, ou de chez son cousin, aussi bien que de chez un ministre ou de chez le père d'un assassin ?
      Le péché du reportage est le péché de tout le monde.

*
*   *

      Autant reconnaître aussi que plus d'un écrivain - laissons les peintres à Degas ! - envie ces importunités ou les subit sans déplaisir. N'est-ce pas une occasion de se publier soi-même, après avoir publié son œuvre ou, mieux encore, au moment qu'on la publie ?
      Et, de publier son œuvre, est-il vrai, comme le disait Mallarmé à Paul Hervieu, que ce soit une première « indécence » ? Elle ne coûte guère à la plupart, qui n'ont pas cette pudeur élégante ; et plusieurs ne doutent pas que la seconde, celle de se publier rapporte.
      L'interview, c'est une illustration hors texte, le portrait de l'auteur tiré à vingt mille exemplaires, à quatre-vingt mille, et distribué en prospectus ; un portrait qui parle, et qui fait bravement le panégyrique de l'original et de sa marchandise !
      A-t-on, d'ailleurs, quelque scrupule à dire du bien de soi-même ; et, par modestie ou par esprit de justice, a-t-on plus de peine encore à vanter ses amis ? On peut dénigrer les autres.
      Il n'était pas de notre temps, ce vieux paladin de Barbey, qui, molesté dans le Figaro, - lui, Barbey d'Aurévilly, traité de « bourgeois » publiquement ! - refusait aussi la joie de répondre à Zola dans le Triboulet : « Je ne veux pas renouveler la scène de Vadius et de Trissotin chez Philaminte, que refait toujours plus ou moins un auteur quand il défend son amour-propre. Il n'y a que le public qui gagne à ces spectacles, parce qu'il se moque des acteurs. Ces combats de coqs des amours-propres, je les ai toujours haïs et méprisés. L'honneur, la dignité des duels, c'est le silence dont on les enveloppe. La galerie n'y vaut rien, et elle diminue toujours un peu ceux qui se sont battus pour elle. »

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      Autrement que la polémique directe, un échange d'interviews satisfait l'humeur, sinon l'honneur, d'un naturaliste, d'un psychologue, ou d'un parnassien même et d'un symboliste ! On l'a bien vu, l'an dernier.
      Un duel véritable, heureusement, a clos cette fameuse Enquête sur l'évolution littéraire ; et les champions s'appelaient Catulle Mendès, pour le Parnasse, et Viélé-Griffin, pour le symbolisme. Il y a toujours quelque noblesse à risquer sa peau de la sorte. Et le nom de Viélé-Griffin, au pays de la poésie nouvelle, avait déjà son auréole ; et ce n'est pas un artiste médiocre, au moins, qui, presque en même temps, achève cette épopée diabolique, ce poème de l'enfer parisien, la Femme-Enfant, et commence de traduire, en mots ingénus, cet apocryphe et charmant Évangile de l'enfance… Une telle passe d'armes, sans doute, eût consolé Barbey d'autres spectacles.
      Ah ! ce n'étaient point des « combats de coqs » seulement, qui l'avaient précédée, mais des combats de taureaux mal « embou…lés », comme disait le banderillero, à la fin de la fête. Il aurait pu dire aussi, le jeune observateur, que c'étaient souvent « les luttes du volvoce avec le vibrion !… ». Il avait, lui-même, habilement travaillé le bouillon de culture ; il n'en était que plus dégoûté. La préface de son rapport en témoigne. Écrite après coup, est-elle assez ironique, assez joliment ingrate envers ceux-là, justement, qui l'avaient trop bien reçu ?

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      Mais, lui, Maupassant, n'était pas de ceux-là !
      Il admirait, il aimait peu d'écrivains et peu d'hommes, pour les admirer, pour les aimer plus fortement, plus solidement ; il en estimait encore un assez petit nombre ; il ignorait le reste... Et quant à son mérite, à lui, jamais il n'en a parlé, même à ses intimes ; ce n'était pas pour en discourir avec un passant à l'adresse d'une foule absente, inconnue.
      Aussi bien notre enquêteur, M. Jules Huret, lui rend témoignage. Entre tous ceux qu'il a visités, c'est le seul, entendez-vous, de chez qui, tout de suite, il soit sorti mécontent, bien avant la préface… Et rappelons-nous ce témoignage ; il date du printemps dernier.
      « M. de Maupassant à la réputation d'être l'homme de Paris le plus difficile à approcher… Je sonne. Un domestique, un larbin plutôt, vint m'ouvrir…
      - Monsieur n'est pas là.
      J'écris quelques mots sur ma carte, et je suis tout de même introduit… Guy de Maupassant !… Il me fait asseoir poliment. Mais aux premiers mots de littérature, consultation, etc., il prend un air désagréable, migrainé…
      - Oh ! monsieur, me dit-il, - et ses paroles sont lasses, et son air est très splénétique, - je vous en prie, ne me parlez pas littérature !… J'ai des névralgies violentes, je pars après-demain pour Nice… »
      Hélas !…

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      Voilà comment il accueillait les gens qui venaient lui demander son avis sur « l'évolution littéraire ». Il n'eût pas été moins discret, apparemment, sur tout ce qui touchait sa personne ; et je ne sache pas qu'il ait jamais donné charge à des amis, à des parents, de renseigner là-dessus des étrangers, même « sympathiques ».
      Il éprouvait, cependant, jour et nuit, d'affreuses douleurs dans la tête. Il refusait, alors, de s'en délivrer par l'éther, l'antipyrine ou la morphine… Allez donc croire aux commérages !… Il souffrait courageusement, fièrement : il voulait garder sa pensée, au moins, parfaitement saine et pure de tout poison, pour écrire son roman nouveau, l'Angelus, - un de ses plus beaux récits, m'a dit Georges de Porto-Riche, à qui, d'un bout à l'autre, il l'avait raconté. - Mais le travail, en ces tortures, lui devenait chaque jour plus difficile.
      Et voilà que dans un journal, un beau matin, il peut lire qu'il est fou !… Il sort ; et, dans la rue, à je ne sais quelle devanture, il voit affiché ce bulletin : Aggravation de l'état de M. de Maupassant. - Son prochain internement dans une maison de santé… Il prend le train et va rassurer sa mère. Il revient chez lui ; peu après, il met ses papiers en ordre et signifie ses dernières volontés ; il écrit à un ami : « Adieu… vous ne me reverrez pas. »
      Pendant quinze jours, il hésite : il pense au chagrin de sa mère, qu'il adore… Et, pendant quinze jours, sa maison est assiégée par de braves gens, reporters ou non, qui viennent aux informations. pendant quinze jours, il reçoit des journaux (il en reçoit même sous enveloppe) : en première page, aux dernières nouvelles, on discute s'il est fou…
      Quelqu'un lui dit :
      - Qu'importe, puisque cela n'est pas !
      Il répond, simplement :
      - Cela n'est pas, mais cela sera.

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      Il n'a pas voulu que cela fût !… Il a pris son revolver ; et, le revolver l'ayant trompé, il a pris un couteau…
      Ah ! le malheureux !… Par respect de lui-même, et par pudeur aussi, craignant une déchéance prochaine, il a voulu disparaître… Et c'est alors qu'on vient épier sa fièvre et son délire !
      À sa porte, on ne trouve plus de sonnette : on frappe. Un domestique, - ce « larbin », vous savez ? - le fidèle François vient ouvrir ; et, comme il se méfie et parle peu ; ce bon serviteur, qui a pratiqué la vie parisienne, on va relancer Bernard, le patron du Bel-Ami ; et, si le patron ne cause pas, on fera causer le matelot !
      Et puis, c'est le voyage : au départ, à l'arrivée, on nous dit que des curieux, sur le quai de la gare, observent le wagon et le malade. On nous dit le numéro du wagon : 42. On nous dit qu'un foulard cache le bandage du cou, mais que la couverture et le manteau ne cachent pas entièrement la camisole de force… Oui, c'est bien lui, Maupassant, l'auteur de Boule-de-Suif et d'Une Vie, de Pierre et Jean et de Notre Cœur, et de tant d'autres chefs-d'œuvre ; oui, c'est bien lui, dans cette livrée de brute !
      Et, maintenant, même la maison de santé, pour lui, n'est pas un asile. On harcèle, au moins, les médecins qui le soignent ; on réclame d'eux un diagnostic ; sont-ils embarrassés pour le donner, on le leur prête. Il est mélancolique, hypocondriaque : - il y a de quoi, sans doute, après tant de souffrances, avec un tel désespoir ; - on veut qu'il soit paralytique général te maniaque, c'est-à-dire furieux. Et les commentaires, les consultations des médecins du dehors et des amateurs !… Celui-ci recherche les symptômes de sa folie dans ses livres, et celui-là, scrutant sa famille, en recherche les causes. Parbleu ! son frère est mort fou ; leurs deux maladies n'offrent aucune ressemblance, n'importe !… Et son père est vivant, à telle enseigne qu'il a signé, l'autre jour, la demande d'internement ; n'importe, on raconte qu'il est mort fou.
      Son régime enfin, son traitement, ses changements d'humeur, il faut qu'on les publie ; d'heure en heure, on donne le cours de sa folie, comme le cours de la Bourse !

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      Eh bien ! c'est assez !
      La vérité, c'est qu'à l'ordinaire il est calme ; et que, de temps en temps, comme s'il avait le typhus, il délire. Dans quelques jours peut-être, il demandera des journaux : sera-t-il bon de les lui refuser ? Sera-t-il bon, d'autre part, qu'il rencontre à chaque page une description plus ou moins exacte, une critique de son état, sans compter les pronostics, les arrêts plus ou moins sévères ?… Ah ! par pitié, faisons trêve à ce concours de raisonnements et de nouvelles !
      Et, si ce n'est pour lui, que ce soit pour nous !… Quelle que soit la maladie de Maupassant, quelles qu'en soient les origines, quel qu'en soit l'avenir, c'est un malheur national, que dis-je ? un malheur pour les lettres humaines. Ayons en le respect. Ne regardons plus de ce côté !…
      Nous, du moins, ses confrères, n'allons plus vers cette porte, avant qu'il en franchisse le seuil, les pieds devant ou la tête haute, mort ou victorieux !

Louis Ganderax


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- L'Intransigeant, mardi 12 janvier 1892

CHRONIQUE
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LA MAISON DE FOUS

      Il y a quelque chose de pénible dans la façon dont on procède avec le pauvre Guy de Maupassant. Le célèbre romancier est malade, il faut s'efforcer de le guérir : voilà qui est clair et ce à quoi nous ne contredirons point. Mais, au lieu d'interner ce malheureux dans une maison spéciale, au lieu de le traiter comme un aliéné dangereux, au lieu de lui mettre la camisole de force, ne pouvait-on pas essayer d'autres moyens ?
      Il eût été possible, nous en sommes persuadés, de le garder quelque temps encore dans sa villa de Cannes, où tous les objets lui étaient familiers, où, s'il avait eu la moindre lueur de lucidité, il n'aurait pas éprouvé l'horrible sentiment de se savoir dans un asile de fous.
      Car il ne faut pas croire les médecins sur parole. Les aliénistes ont la détestable manie de cloîtrer sur-le-champ les infortunés qu'une famille un peu trop prompte en ses décisions, confie à leurs soins éclairés, et ils ont encore la non moins détestable manie de formuler des diagnostics d'une rigueur implacable.
      Présentez qui que ce soit à un aliéniste, celui-ci ne dira jamais :
      - Cet homme n'est pas malade.
      Il opinera du bonnet en susurrant :
      - Peut-être.
      Mais la question n'est pas là. Les médecins aliénistes sont ce qu'ils croient devoir être, et l'on aurait beau mettre pendant cent années et plus du noir sur du blanc, cela ne changerait pas leur façon de pratiquer.
      C'est la loi sur les aliénés qui est dangereuse, épouvantablement dangereuse. Dire qu'il suffit de la signature d'un membre de la famille et de celle d'un médecin - qui, s'il n'est pas fou, est presque toujours idiot - pour enfermer dans le plus noir des cachots, un individu n'ayant pas le moindre détraquement dans la cervelle, c'est raide !
      Admettre que l'auteur du Rosier de Mme Husson et de toutes ces œuvres qui respirent une robustesse, une vigueur, une santé si parfaites, ne soit actuellement que sous l'influence d'une intoxication d'exercices cérébraux et qu'il n'y ait pas chez lui d'aliénation mentale proprement dite, il est évident que le fait de se trouver dans une maison de fous peut avoir sur sa tête affaiblie les conséquences les plus tristes, les plus effrayantes.
      Il est là, en ce moment, attaché sur son lit, ne pouvant faire un mouvement, obligé d'obéir à des infirmiers qu'il ne connaît pas. N'est-ce pas horrible et, je le répète, n'eût-il pas mieux valu que les médecins se dérangeassent et que le maître styliste fût servi, chez lui, par son domestique ordinaire ?
      Certes, je n'ai pas à juger les actes de M. de Maupassant père, mais celui-ci n'aurait pas dû agir aussi rapidement qu'il l'a fait, car, si l'on en croit les on-dit, les relations qui existaient entre lui et son fils n'étaient pas précisément bonnes, et des commentaires que je n'ai pas à relever se sont produits.
      Malade, saoûl d'opium, de haschich et d'éther, notre grand confrère l'est, incontestablement. Ne disait-il pas lui-même, à propos de Pierre et Jean, cette magnifique étude de psychologie, ce merveilleux tableau de la jalousie, une phrase que M. Maurice de Fleury nous rapportait, hier, dans le Figaro :
      « Ce livre que vous trouvez si sage et qui, je le crois aussi, donne la note juste, je n'en ai écrit une ligne sans m'enivrer avec de l'éther, j'ai trouvé dans cette drogue une lucidité supérieure…
      Mais pour empêcher Guy de Maupassant de boire de l'éther ou de fumer de l'opium, était-il absolument utile de le fourrer chez le docteur Trois-Étoiles à qui cela fait beaucoup de réclame ?
      Le bien-être que l'écrivain ressentira de sa sobriété, ne sera-t-il pas irrémédiablement détruit par la terreur que jettera dans son cerveau la pensée d'être un pensionnaire du célèbre praticien des maladies mentales (cliché n°127) ?
      Il serait peut-être bon d'y réfléchir à la place de la famille Maupassant qui, à l'exception de M. Le Poittevin, m'a-t-on dit, paraît ne pas trouver épouvantable l'internement de celui qui l'a rendue célèbre.
      Tout le monde n'est pas comme ce malheureux Gérard de Nerval, lequel allait trouver, avec une régularité parfaite, un directeur d'asile et lui disait :
      - Enfermez-moi, je sens que, demain, ce sera la démence !
      Et qui, au bout de six mois de soins assidus, reprenait tranquillement :
      - Vous pouvez me lâcher, car je suis guéri pour le moment.
      La maison de fous a, sur les malades, une influence pernicieuse, il est impossible de le nier, et, dans bien des cas, nombre de gens qui se seraient guéris, ne recouvreront jamais la raison.
      Lorsqu'on a employé tous les moyens, lorsque, chez soi, l'on a mis tout en œuvre pour soulager le malade et que l'on n'a obtenu aucun résultat, il est admissible que, de nombreuses consultations ??? (illisible) vu, vous vous décidiez de le faire enfermer. Mais à la première manifestation, au premier geste, se débarrasser du patient, c'est observer la loi avec une précipitation regrettable.

André Vervoort


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- Le Littoral illustré, supplément illustré , dimanche 17 janvier 1892

NOS GRAVURES
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GUY DE MAUPASSANT

      Les lettres françaises sont en deuil. M. Guy de Maupassant, dont la notoriété était si grande vient d'être frappé d'aliénation mentale. Le célèbre écrivain dont nous donnons le portrait, était à Cannes, dans sa villa de l'« Isère », lorsque, dans un accès de fièvre chaude, il se tira six coups de revolver dans la tête.
      Heureusement son domestique avait retiré les balles des cartouches. Voyant qu'il n'avait pas réussi à se tuer, Guy de Maupassant s'empara d'un rasoir, et se fit au cou une large blessure.
      Ses domestiques, (qui sont presque tous des matelots du « Bel-Ami » le yacht du maître) accoururent et le désarmèrent. Un médecin put panser la plaie, mais l'excitation du malade était telle qu'on dut se résigner à son internement, provisoire, espérons-le, dans la maison du docteur Blanche, à Paris.
      Mercredi dernier, le pauvre malade a pris le train pour Paris, en compagnie d'amis intimes qui l'ont conduit à la maison de santé. Examiné par le célèbre aliéniste, celui-ci a conclu à une grande excitation qu'il croit passagère. Déjà l'écrivain est beaucoup plus calme, et prend tous les aliments qu'on lui apporte.
      Nous allons profiter de cette actualité pour retracer à grands traits la carrière déjà si féconde du grand romancier.
      Henry-René-Albert-Guy de Maupassant est né au château de Miromesnil (Seine-Inférieure) le 5 août 1850.
      Après de belles études, il entra comme employé au ministère des travaux publics, mais, à trente ans, se sentant une réelle vocation pour les lettres, il quitta la bureaucratie, et força l'attention par la publication des Soirées de Médan, un volume fait en collaboration avec Émile Zola dont il est le disciple.
      Un peu plus tard, il publia un volume de vers, puis la Maison Tellier, qui mit en vigueur ses qualités de grand styliste. Il y a un an, le théâtre du Gymnase remporta un grand succès avec une pièce tirée d'une de ses nouvelles, intitulée Musotte.
      Il produisait sans interruption deux romans par an, sans compter un grand nombre de nouvelles.
      Parmi celles-ci, le Horla, histoire fantastique, fit grand bruit dans le monde lettré.
      Guy de Maupassant était aimé du grand public, admiré de tous les artistes, unanimes à reconnaître en lui le maître de la nouvelle, et un de nos meilleurs écrivains.
      Espérons d'ailleurs, que le génial romancier nous charmera encore longtemps de ses œuvres nouvelles, car la maladie qui l'a frappée (sic) ne peut être, comme nous le disons plus haut, que passagère.
      Il faut réfléchir à ce prompt rétablissement probable, et ne pas imiter certains confrères, qui soient jalousie, soit légèreté ont condamné Maupassant, comme incurable. La lecture seule de ces attaques, pourrait lui ravir à nouveau la raison, lorsqu'il reviendra parmi nous, guéri, et prêt à nous donner de nouvelles preuves de son grand talent.

non signé


- Le Journal, Quotidien, littéraire, artistique et politique, lundi 6 février 1893

LA SANTÉ DE GUY DE MAUPASSANT
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      Un de nos confrères du matin annonçait, hier, que l'état de Guy de Maupassant était désespéré : « Les jours du charmant écrivain, disait-il, sont maintenant comptés. Il arrive au dernier degré de la paralysie générale. »
      Nous sommes allé dans l'après-midi rendre visite au docteur Meuriau (sic) le distingué praticien, directeur de la maison de santé du docteur Blanche, où Maupassant est, comme on le sait, en traitement.
      - L'état de santé de Maupassant est-il tel que le dit un journal du matin ?
      - Mais non, c'est absolument faux, démentez.
      J'ai vu l'écho dont vous me parlez. Je puis vous affirmer que la bonne foi de votre confrère a été surprise ; l'état du célèbre écrivain est le même qu'il était il y a six mois.
      - Pourriez-vous me donner quelques détails sur son genre de vie ? Pensez-vous qu'il arrivera à se rétablir ?
      - Vous voudrez bien, cher Monsieur, m'excuser, mais je ne vous dirai rien, mais rien du tout.
      J'ai pris ce parti depuis certaine interview que vous connaissez bien, lorsque Maupassant est entré ici, vous devez vous souvenir. Le journaliste ou plutôt un des journalistes que j'ai vus, m'avait tellement fait parler, que ma conversation a été absolument dénaturée ; maintenant, je me défie et ne dis plus rien. Sans rancune, n'est-ce pas ?
      - Comment donc, docteur ! au revoir.

P.H.


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- L'Éclair, mardi 7 février 1893

GUY DE MAUPASSANT

     On lit dans le Gaulois :
     Nous avons vu, hier, un des amis de Maupassant à qui nous avons demandé des nouvelles de l'infortuné romancier.
     - Mauvaises, très mauvaises nouvelles, nous a-t-il dit. Son état s'est beaucoup aggravé depuis plusieurs jours et les rares moments de lucidité que Maupassant avait, il n'y a pas bien longtemps encore, ne se produisent plus. Le pauvre cher écrivain n'a plus la connaissance du monde extérieur ; son cerveau est inerte, sa belle intelligence d'autrefois est à jamais éteinte, et pour me servir d'une expression juste et triste à la fois, sa pensée est dans le « noir ».
     On a essayé, ces jours-ci, de galvaniser en lui la fibre intellectuelle, peine perdue.
     - Alors, c'est la fin dans un délai très rapproché ?
     - Il m'est pénible d'envisager cette cruelle éventualité et surtout de répondre à votre question. Tant qu'il reste un souffle de vie chez un malade, on peut, on doit toujours espérer.
     - Est-il exact que la paralysie générale ait fait de rapides progrès ?
     - Hélas ! oui. Essayer de se retrancher derrière des réticences et des réponses évasives, ce serait nier l'évidence. Oui, je le dis, la gravité de la situation est telle qu'il faut s'attendre, d'un jour à l'autre, à une catastrophe.
     Et dire que la Comédie-Française vient de mettre en répétition la Paix du ménage, que nous aurions tant de joie à applaudir, le soir de la première représentation, si Maupassant pouvait y assister. Le malheureux ne sait pas, à l'heure actuelle, que les personnages sortis de sa brillante imagination vont bientôt vivre en « chair et en os » sur la première scène du monde.
     [Article rabouté]
     D'autre part, on lit dans le Journal :
     Un de nos confrères du matin annonçait, hier, que l'état de Guy de Maupassant était désespéré : « Les jours du charmant écrivain, disait-il, sont maintenant comptés. Il arrive au dernier degré de la paralysie générale. »
     Nous sommes allé dans l'après-midi rendre visite au docteur Meuriau [sic] le distingué praticien, directeur de la maison de santé du docteur Blanche, où Maupassant est, comme on le sait, en traitement.
     L'état de santé de Maupassant est-il tel que le dit un journaliste du matin ?
     - Mais non, c'est absolument faux, démentez.
     J'ai vu l'écho dont vous me parlez. Je puis vous affirmer que la bonne foi de votre confrère a été surprise ; l'état du célèbre écrivain est le même qu'il était il y a six mois.

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- La Croix, samedi 8 juillet 1893

GUY DE MAUPASSANT

      Un des maîtres de la littérature malsaine, le malheureux Guy de Maupassant, s'est éteint hier, après une année de folie, sans avoir repris une heure de connaissance, sans pouvoir se repentir ; il n'avait que 43 ans.
     Il commença ses études au petit séminaire d'Yvetot (il était de Fécamp). On le vit plus tard sauter de cette sainte maison au lycée de Rouen.
     Il devint employé de ministère et usa des loisirs que donne cette carrière pour écrire de courtes nouvelles, et il se jeta dans l'école naturaliste de Zola.
     Quand Zola fit une sorte de concours des élèves de son école malpropre, c'est Guy de Maupassant qui eut le premier prix du public pour la Boule de suif, d'où a découlé sa gloire.
     Il a fait beaucoup de romans, gagné beaucoup d'argent, perdu beaucoup d'âmes. Il voyageait sur un yacht, pour avoir le temps d'écrire sans crainte d'être visité sur l'eau, et ceci est un petit trait de génie ; enfin à 42 ans, il est devenu fou.

non signé


- Le Temps, 24 octobre 1897.

AU JOUR LE JOUR

Guy de Maupassant

NOTES ET SOUVENIRS INÉDITS


     Si l'histoire ne peut s'écrire avec impartialité au lendemain des événements qu'elle doit raconter, de même ne peut-elle s'écrire avec exactitude, avec vérité, que lorsque les années qui s'écoulèrent permirent à ses acteurs de déposer leurs masques et de recueillir leurs notes, de classer leurs documents.
     Guy de Maupassant sera glorifié demain dans un monument que lui élève, au parc Monceau, la Société des gens de lettres ainsi qu'à l'un des meilleurs et plus purs écrivains de notre époque. Des discours loueront, comme il convient, le conteur exquis dont certes on pourra dire que la mort ne l'a pas pris tout entier ; mais de cette mort on ne parlera point. On la connaît d'ailleurs mal, et ceux qui croient la savoir, parce qu'ils écrivirent de multiples informations sur le malheureux écrivain délirant, ne savent que des racontars de domestiques et des histoires bâties sur de simples suppositions.
     Guy de Maupassant entrait à la maison du docteur Blanche, en janvier 1892. Il y mourait le 6 juillet 1893, et, durant ces dix-huit mois d'internement absolu, il ne souhaita recevoir absolument personne et ne fut visité que par de rares intimes ; les seuls témoins de sa maladie furent, en dehors du docteur Meuriot et du docteur Blanche, deux gardes de la maison et un domestique particulier auquel, dans son testament, il laissait vingt mille francs.
     Or, ces témoins furent appelés à déclarer s'ils avaient ou non tenu les propos que les informations publiées à l'époque rapportaient ; ils ont énergiquement affirmé n'avoir jamais trahi, à aucun degré, le secret professionnel et n'avoir jamais laissé rien connaître de ce qu'ils voyaient. La famille de Guy de Maupassant s'était émue ; elle écrivit à diverses reprises au docteur Meuriot qui ne quittait guère le pauvre malade, pour lui demander si ces récits, que certains journaux lui attribuaient, étaient exacts, ces interviews bien réelles… Le docteur, qui n'avait rien dit jamais, affirma n'avoir donné que de brèves nouvelles sur la santé de son pensionnaire, et sans ajouter aucun détail sur ses actes ni sur le régime qu'il suivait chez lui. On ne savait donc rien de vrai.
     Aujourd'hui que les années ont passé, peut-être n'est-il pas sans intérêt de rapporter brièvement, mais très exactement, ce que furent les derniers mois de Maupassant à la maison du docteur Blanche, d'après le récit fidèle de l'un des témoins. Nous allons l'essayer.
     La maison du docteur Blanche occupe un vaste terrain qui, depuis le quai de Passy, remonte jusqu'aux hauteurs de la rue Raynouard. Le docteur Blanche, médecin aliéniste distingué, est mort voici quatre ans ; mais le docteur Meuriot, celui qui précisément assista le malheureux écrivain, continue les traditions du fondateur.
     Nous avons voulu revoir, hier, la petite chambre où Guy de Maupassant mourut. Rien n'y est changé : mêmes meubles, mêmes tentures simples ; des hôtes nouveaux ont seulement passé. C'est un logis confortable qui n'aurait rien de cellulaire si l'on ne remarquait que la cheminée et la fenêtre sont défendues par une grille ; en face, le parc s'aperçoit, très vaste, à travers lequel Maupassant errait de si longues heures, suivi de ses deux immuables gardiens. Et c'est là qu'hier nous écoutions l'un d'eux, qui évoquait devant nous ces pénibles souvenirs.
     Quand l'écrivain fut conduit à la maison du docteur Blanche et confié au docteur Meuriot, ce n'était plus Maupassant. Sa raison était absolument et irrémédiablement sombrée ; aucun espoir de sauver son esprit ne restait plus, et s'il était mené là, c'était seulement pour qu'il y vécût en paix ces derniers mois de vie animale, au grand air et sans crainte d'accident. Depuis le mois d'octobre, il était fini, et les dernières lettres qu'il ait écrites datent de cette époque. Ces lettres sont, paraît-il, extrêmement curieuses, car elles marquent les divagations folles de l'écrivain dont l'esprit battait la campagne : sa plume allait, allait… et de déraisonnement en déraisonnement, la pensée aboutissait à des conceptions fantastiques. Le docteur C…, ami du malade, possède quelques-unes de ces curieuses lettres et songeait même à les publier jadis, lorsque la famille s'y opposa.
     À la maison Blanche, Maupassant arrive donc lorsque sa raison est perdue. Les jours qui suivent son entrée dans l'asile, des artistes, des littérateurs se présentent qui souhaitent vivement le voir et se disent ses amis, ses camarades. Comme le pauvre malade est calme, on lui remet les cartes, et on lui dit : « Ce sont des amis. Ils doivent revenir, voulez-vous les recevoir ? » Il repousse les cartes et murmure en secouant la tête : « Connais pas… connais pas ! » Une fois, le docteur Meuriot insiste pour l'un des visiteurs et ajoute : « C'est un journaliste. Voulez-vous qu'il vienne ? » Alors le malade regarda avec colère la carte et répète plusieurs fois : « Bel-Ami… Bel-Ami. » Impossible d'obtenir autre chose ; on suppose qu'il voulait dire qu'il ne pouvait souffrir les journalistes et que Bel-Ami en témoignait. Comme il était absolument incapable d'écouter une conversation ou de dire deux phrases, on n'insista pas et il ne vit personne.
     D'ailleurs, il ne tenait que des propos incohérents, ne pouvant associer ses idées. Souvent il disait : « La gare Saint-Lazare… les ingénieurs de la gare Saint-Lazare… » Et comme on voulait qu'il s'expliquât, il répétait cinquante fois encore ces mêmes mots sans qu'on pût obtenir autre chose. Il n'écrivait pas, ne lisait même pas. Une seule fois, il prit une plume, une feuille de papier blanc ; on pensa qu'il allait peut-être s'exprimer. Mais il traça cinq à six mots inconnus, des syllabes accouplées sans aucune signification. Et ce fut tout !
     Il ne voulut point manger, les premiers temps qu'il passa chez le docteur Blanche. Il répétait : « Poison, poison… » et croyait qu'on allait l'empoisonner. Il ne touchait aux aliments que lorsque, anéanti par la fatigue, brisé, il n'avait même plus la moindre pensée en son pauvre cerveau vide ; ou il ne pensait pas, ou il pensait des folies. Par exemple, il affirmait que la vie ne lui était pas possible, dans ce couvent de Génovéfains où on le cloîtrait, et sans cesse il maudissait ces Génovéfains qui le tyrannisaient. Il repoussait les boissons, le lait notamment, et prétendait que c'était du… de Génovéfain.
     Cependant sa folie était calme. Il ne fut jamais furieux ni même méchant. Aux heures des repas seulement, il manifestait quelque mauvaise humeur et plusieurs fois frappa son gardien avec sa fourchette. Mais il se promenait dans le parc très paisiblement et semblait ne penser à rien. Jamais d'ailleurs il ne bêcha la terre ainsi qu'on l'a raconté ; il ne fit aucun travail. Quant à la vie extérieure, il ne s'en préoccupait nullement. Il ne se rappelait pas où ni comment il avait vécu ; il ne savait plus.
     Il était dans cet état lamentable lorsque la Comédie-Française représenta ses deux actes, la Paix du ménage. La brochure lui fut remise, mais il ne l'ouvrit même pas. Cependant son ami dévoué, l'éditeur O…, vint à ce moment le visiter avec une seconde personne, et il lui montra la brochure en lui expliquant que cette pièce se jouait et qu'il en était l'auteur.
     Mais Guy de Maupassant ne comprenait pas. Il regardait le petit volume, feuilletait vaguement et murmurait : « Non, non, pas de moi ! » Alors on insistait : « Mais si, voyons, elle est de vous, cette pièce ? » Il répondait : « Ah ! oui…, oui…, de moi ! » Puis, brusquement : « Mais non, je n'ai pas fait ça…, pas fait ça ! » Et lui faire reconnaître son œuvre fut impossible.
     Maupassant avait quelque fortune ; l'année 1892, la vente de ses volumes lui rapporta 30.000 francs de droits d'auteur. Il avait fait son testament avant sa tentative de suicide, le coup de rasoir à Cannes, et laissait sa fortune à sa nièce, une adorable fillette qu'avait eue son frère, mort quelques années avant ; enfin ses parents recevaient une pension convenable et son fidèle domestique n'était pas oublié.
     Mais, durant son séjour à la maison Blanche, ni son père, ni sa mère ne purent venir le visiter. Son père était cloué dans son fauteuil par la paralysie, au fond du Var. Quant à la mère, elle avait pour son fils un culte, une vénération sans bornes ; mais elle-même était souffrante et, depuis l'effroyable crise de Cannes, elle éprouvait une frayeur extrême en même temps qu'un désespoir immense. Elle avait dit : « Je ne survivrai pas à mon fils, je mourrai, lorsqu'il mourra. » Aussi lorsque la fin fut arrivée, le docteur Meuriot n'osa point télégraphier à la famille cette nouvelle cependant prévue ; il avertit d'abord une amie de la Provence, pour que Mme de Maupassant fût préparée doucement à la mort de l'enfant qu'elle chérissait par dessus tout.
     Celle qui veilla sur les derniers mois de cette pauvre existence, après avoir veillé sur sa jeunesse, ce fut Mme de R…, sœur de Mme de Maupassant, tante et gardienne de Guy. Elle avait guidé son enfance, ouvert son esprit aux belles-lettres, servi bien des fois sa jeune inspiration ; et lorsque les journées de souffrance arrivèrent, elle se retrouva près de lui, amie de tendresse et de dévouement infinis, et chaque jour la ramena vers l'asile de Passy pendant plus d'une année.
     Enfin il y avait une femme, une femme écrivain, que Maupassant avait aimée et qui voulait aussi se rapprocher de lui, lui apporter son dévouement et son affection. Mais ses efforts furent vains, et ceux qui avaient soin de ce pauvre malade défendirent toujours rigoureusement qu'elle fût admise à le voir. Attentionnée, cependant, elle lui envoya divers souvenirs, lui fit porter des raisins superbes et dorés. « Ils sont en cuivre ! » répétait-il, et jamais il n'en voulut manger. L'amie ne le put donc rencontrer, et, d'ailleurs, à aucun moment il ne parut se souvenir des jours passés qui les avaient réunis. Il ne se souvenait de rien.
     Ainsi s'écoulèrent ces dix-huit mois dans la lassitude physique et l'anéantissement intellectuel. Mais il ne souffrait que rarement. Les convulsions terribles qui l'emportèrent ne le tinrent que peu de jours, et le 6 juillet ce fut enfin la délivrance, après d'effroyables heures qu'on ne saurait décrire ; le cauchemar affreux avait pris fin. Le très pur écrivain entrait dans la gloire. - R.-A.

*

- Le Réveil de Mirande, Dimanche 31 octobre 1897

     Nous découpons dans Le Temps ces notes émues écrites par un de nos amis et compatriotes, M. Raoul-Aubry, rédacteur au Matin, au sujet de Guy de Maupassant, le génial et infortuné auteur du Horla et de tant d'autres chefs-d'œuvre impeccables et cependant inquiétants.
     Nous reproduirons aussi souvent que cela nous sera possible les articles de notre ami dont la modestie se voile sous le pseudonyme de Raoul-Aubry.
     Nous sommes sûrs que les lecteurs du Réveil goûteront le style châtié, clair et concis du rédacteur du Temps et du Matin et, comme nous, lui sauront gré de vouloir bien nous autoriser gracieusement à reproduire ses chroniques, parfois gaies, souvent émues, spirituelles toujours.

GUY DE MAUPASSANT
NOTES ET SOUVENIRS INÉDITS

     Si l'histoire ne peut s'écrire avec impartialité au lendemain des événements qu'elle doit raconter, de même ne peut-elle s'écrire avec exactitude, avec vérité, que lorsque les années qui s'écoulèrent permirent à ses acteurs de déposer leurs masques et de recueillir leurs notes, de classer leurs documents.
     Guy de Maupassant sera glorifié demain dans un monument que lui élève, au parc Monceau, la Société des gens de lettres ainsi qu'à l'un des meilleurs et plus purs écrivains de notre époque. Des discours loueront comme il convient, le conteur exquis dont certes on pourra dire que la mort ne l'a pas pris tout entier ; mais de cette mort on ne parlera point. On la connaît d'ailleurs mal, et ceux qui croient la savoir, parce qu'ils écrivent de multiples informations sur le malheureux écrivain délirant, ne savent que des racontars de domestiques et des histoires bâties sur de simples suppositions.
     Guy de Maupassant entrait à la maison du docteur Blanche, en janvier 1892. Il y mourait le 6 juillet 1893, et, durant ces dix-huit mois d'internement absolu, il ne souhaita recevoir absolument personne et ne fut visité que par de rares intimes ; les seuls témoins de sa maladie furent, en dehors du docteur Meuriot et du docteur Blanche, deux gardes de la maison et un domestique particulier auquel, dans son testament, il laissait vingt mille francs.
     Or, ces témoins furent appelés à déclarer s'ils avaient ou non tenu les propos que les informations publiées à l'époque rapportaient ; ils ont énergiquement affirmé n'avoir jamais trahi, à aucun degré, le secret professionnel et n'avoir jamais laissé rien connaître de ce qu'ils voyaient. La famille de Guy de Maupassant s'était émue ; elle écrivit à diverses reprises au docteur Meuriot qui ne quittait guère le pauvre malade, pour lui demander si ces récits que certains journaux lui attribuaient étaient exacts, ces interviews bien réelles… Le docteur, qui n'avait rien dit jamais, affirma n'avoir donné que de brèves nouvelles sur la santé de son pensionnaire, et sans ajouter aucun détail sur ses actes ni sur le régime qu'il suivait chez lui. On ne savait donc rien de vrai.
     Aujourd'hui que les années ont passé, peut-être n'est-il pas sans intérêt de rapporter brièvement, mais très exactement, ce que furent les derniers mois de Maupassant à la maison du docteur Blanche, d'après le récit fidèle de l'un des témoins. Nous allons l'essayer.
     La maison du docteur Blanche occupe un vaste terrain qui, depuis le quai de Passy, remonte jusqu'aux hauteurs de la rue Raynouard. Le docteur Blanche, médecin aliéniste distingué, est mort voici quatre ans : mais le docteur Meuriot, celui qui précisément assista le malheureux écrivain, continue les traditions du fondateur.
     Nous avons voulu revoir, hier la petite chambre où Guy de Maupassant mourut. Rien n'y est changé : mêmes meubles, mêmes tentures simples ; des hôtes nouveaux ont seulement passé. C'est un logis confortable qui n'aurait rien de cellulaire, si l'on ne remarquait que la cheminée et la fenêtre sont défendues par une grille ; en face le parc s'aperçoit, très vaste, à travers lequel Maupassant errait de si longues heures, suivi de ses deux immuables gardiens. Et c'est là qu'hier nous écoutions l'un d'eux, qui évoquait devant nous ces pénibles souvenirs.
     Quand l'écrivain fut conduit à la maison du docteur Blanche et confié au docteur Meuriot, ce n'était plus Maupassant. Sa raison était absolument et irrémédiablement sombrée ; aucun espoir de sauver son esprit ne restait plus, et s'il était mené là, c'était seulement pour qu'il y vécut en paix ses derniers mois de vie animale, au grand air et sans crainte d'accident. Depuis le mois d'octobre, il était fini, et les dernières lettres qu'il ait écrites datent de cette époque. Ces lettres sont, paraît-il, extrêmement curieuses, car elles marquent les divagations folles de l'écrivain dont l'esprit battait la campagne. Sa plume allait, allait… et de déraisonnement en déraisonnement, la pensée aboutissait à des conceptions fantastiques. Le docteur C…, ami du malade, possède quelques-unes de ces curieuses lettres et songeait même à les publier jadis, lorsque la famille s'y opposa.
     À la maison Blanche, Maupassant arrive donc lorsque sa raison est perdue. Les jours qui suivent son entrée dans l'asile, des artistes, des littérateurs se présentent qui souhaitent vivement le voir et se disent ses amis, ses camarades. Comme le pauvre malade est calme, on lui remet les cartes, et on lui dit : « Ce sont des amis. Ils doivent revenir, voulez-vous les recevoir ? » Il repousse les cartes et murmure en secouant la tête : « Connais pas… connais pas ! » Une fois, le docteur Meuriot insiste pour l'un des visiteurs et ajoute : « C'est un journaliste. Voulez-vous qu'il vienne ? » Alors le malade regarda avec colère la carte et répète plusieurs fois : « Bel-Ami… Bel-Ami. » Impossible d'obtenir autre chose ; on suppose qu'il voulait dire qu'il ne pouvait souffrir les journalistes et que Bel-Ami en témoignait. Comme il était absolument incapable d'écouter une conversation ou de dire deux phrases, on n'insista pas et il ne vit personne.
     D'ailleurs, il ne tenait que des propos incohérents, ne pouvant associer ses idées. Souvent il disait : « La gare Saint-Lazare… les ingénieurs de la gare Saint-Lazare… » Et comme on voulait qu'il s'expliquât, il répétait cinquante fois encore ces mêmes mots sans qu'on pût obtenir autre chose. Il n'écrivait pas, ne lisait même pas. Une seule fois il prit une plume, une feuille de papier blanc ; on pensa qu'il allait peut-être s'exprimer. Mais il traça cinq ou six mots inconnus, des syllabes accouplées sans aucune signification. Et ce fut tout !
     Il ne voulut point manger, les premiers temps qu'il passa chez le docteur Blanche. Il répétait : « Poison, poison… » et croyait qu'on allait l'empoisonner. Il ne touchait aux aliments que lorsque, anéanti par la fatigue, brisé, il n'avait même plus la moindre pensée en son pauvre cerveau vide ; ou il ne pensait pas, ou il pensait des folies. Par exemple, il affirmait que la vie ne lui était pas possible, dans ce couvent de Génovéfains où on le cloîtrait, et sans cesse il maudissait ces Génovéfains qui le tyrannisaient. Il repoussait les boissons, le lait notamment, et prétendait que c'était du… de Génovéfain.
     Cependant sa folie était calme. Il ne fut jamais furieux ni même méchant. Aux heures des repas seulement, il manifestait quelque mauvaise humeur et plusieurs fois frappa son gardien avec sa fourchette. Mais il se promenait dans le parc très paisiblement et semblait ne penser à rien. Jamais d'ailleurs il ne bêcha la terre ainsi qu'on l'a raconté ; il ne fit aucun travail. Quant à la vie extérieure, il ne s'en préoccupait nullement. Il ne se rappelait pas où ni comment il avait vécu ; il ne savait plus.
     Il était dans cet état lamentable lorsque la Comédie-Française représenta ses deux actes, la Paix du ménage. La brochure lui fut remise, mais il ne l'ouvrit même pas. Cependant son ami dévoué, l'éditeur O…, vint à ce moment le visiter avec une seconde personne, et il lui montra la brochure en lui expliquant que cette pièce se jouait et qu'il en était l'auteur.
     Mais Guy de Maupassant ne comprenait pas. Il regardait le petit volume, feuilletait vaguement et murmurait : « Non, non, pas de moi ! » Alors on insistait : « Mais si, voyons, elle est de vous, cette pièce ? » Il répondait : « Ah ! oui…, oui…, de moi ! » Puis, brusquement : « Mais non, je n'ai pas fait ça…, pas fait ça ! » Et lui faire reconnaître son œuvre fut impossible.
     Maupassant avait quelque fortune ; l'année 1892, la vente de ses volumes lui rapporta 30.000 francs de droits d'auteur. Il avait fait son testament avant sa tentative de suicide, le coup de rasoir à Cannes, et laissait sa fortune à sa nièce, une adorable fillette qu'avait eue son frère, mort quelques années avant ; enfin ses parents recevaient une pension convenable et son fidèle domestique n'était pas oublié.
     Mais, durant son séjour à la maison Blanche, ni son père, ni sa mère ne purent venir le visiter. Son père était cloué dans son fauteuil par la paralysie, au fond du Var. Quant à sa mère, elle avait pour son fils un culte, une vénération sans bornes ; mais elle-même était souffrante et, depuis l'effroyable crise de Cannes, elle éprouvait une frayeur extrême en même temps qu'un désespoir immense. Elle avait dit : « Je ne survivrai pas à mon fils, je mourrai, lorsqu'il mourra. » Aussi lorsque la fin fut arrivée, le docteur Meuriot n'osa point télégraphier à la famille cette nouvelle cependant prévue ; il avertit d'abord une amie de la Provence, pour que Mme de Maupassant fût préparée doucement à la mort de l'enfant qu'elle chérissait par dessus tout.
     Celle qui veilla sur les derniers mois de cette pauvre existence, après avoir veillé sur sa jeunesse, ce fut Mme de R…, sœur de Mme de Maupassant, tante et gardienne de Guy. Elle avait guidé son enfance, ouvert son esprit aux belles-lettres, servi bien des fois sa jeune inspiration ; et lorsque les journées de souffrance arrivèrent, elle se retrouva près de lui, amie de tendresse et de dévouement infinis, et chaque jour la ramena vers l'asile de Passy pendant plus d'une année.
     Enfin il y avait une femme, une femme écrivain, que Maupassant avait aimée et qui voulait aussi se rapprocher de lui, lui apporter son dévouement et son affection. Mais ses efforts furent vains, et ceux qui avaient soin de ce pauvre malade défendirent toujours rigoureusement qu'elle fût admise à le voir. Attentionnée, cependant, elle lui envoya divers souvenirs, lui fit porter des raisins superbes et dorés. « Ils sont en cuivre ! » répétait-il, et jamais il n'en voulut manger. L'amie ne le put donc rencontrer, et, d'ailleurs, à aucun moment il ne parut se souvenir des jours passés qui les avaient réunis. Il ne se souvenait de rien.
     Ainsi s'écoulèrent ces dix-huit mois dans la lassitude physique et l'anéantissement intellectuel. Mais il ne souffrait que rarement. Les convulsions terribles qui l'emportèrent ne le tinrent que peu de jours, et le 6 juillet ce fut enfin la délivrance, après d'effroyables heures qu'on ne saurait décrire ; le cauchemar affreux avait pris fin. Le très pur écrivain entrait dans la gloire. - R.-A.


- La Culture physique, mars 1907.

GUY DE MAUPASSANT ATHLÈTE

ATHLÈTE ACCOMPLI MAIS SURMENANT À LA FOIS
SON CORPS ET SON ESPRIT, MAUPASSANT DEVINT FOU.
ENTRAÎNÉ À TOUS LES SPORTS, IL RÉSERVE SON ADMIRATION
POUR LE TIR AU PISTOLET


      Parce qu'il consacra une importante partie de son existence à son développement physique, Guy de Maupassant n'a point cessé d'occuper l'attention des hommes de sport, mais comme une pénible anomalie, comme une contradiction sportive plutôt que comme un modèle, un exemple indubitable. C'est qu'en effet il mourut la raison obscurcie, ce robuste Normand, orgueilleux de son corps et qui réalisa en littérature les conceptions un peu étroites de Flaubert.
      Maupassant qui, par certains côtés de son talent, se rattache à la tradition la plus française sinon la plus classique, et qui, à cause de sa fidélité à suivre la discipline réaliste, est donné aujourd'hui encore pour un parangon de santé spirituelle, termina ses jours en accès de frénésie et en divagations dont il décrivit les affres dans une nouvelle : Le Horla, qu'en état de santé mentale un Français n'aurait pas écrite mais qui, due à un Américain, à un Anglais ou même à un Allemand n'accuserait qu'un peu de misère morale peut-être, mais certes aucune folie.
      La jeunesse de Maupassant fut vigoureuse et splendide. Il s'adonna avec passion aux sports de la mer et développa ses muscles par la rame, par les exercices de la voilure, par la nage, par la pêche. Qu'il aimait la mer ! Plus tard et plus luxueusement, il lui demanda de le bercer et de lui donner cette solitude dont, malade, il se sentait sans cesse le besoin. Enfant, il partait avec les marins d'Yport et passait des nuits à lever les filets. Les tempêtes ne l'effrayaient point. Les pêcheurs l'adoraient et, le trouvant courageux et assez exercé, l'emmenaient avec eux par les plus gros temps.
      Il ramait aussi sur les étangs où il pêchait et chassait. Car la chasse aussi fut toujours un de ses sports favoris. Elle lui inspira de nombreuses nouvelles : « La Bécasse », « Un coq chanta », « Le Loup », « Les Bécasses »», etc. Le cheval lui plut également dès sa jeunesse. Chevauchées, efforts musculaires, courses à pied, toutes ces manifestations d'une vie intense lui donnèrent la santé, la vigueur, cette carrure solide et ce cou puissant dont il était fier.
      Adulte, il suivit la méthode qui avait réussi à l'adolescent. Secrétaire particulier de M. Bardoux, ministre de l'Instruction publique, bureaucrate au ministère de la Marine, il nous apparaît dans ses biographies comme un solide garçon, joyeux, un peu brutal.
      C'est à cette époque qu'il s'éprit d'une rivière. Il l'aima plus sans doute qu'il n'aima les femmes pour lesquelles il professa toujours un mépris qu'on a souvent signalé.
      « Ma grande, mon unique passion, a-t-il écrit, pendant dix ans, ce fut la Seine. »
      C'était l'époque des fameux samedi et dimanche, « les jours sacro-saints du canotage » dont parle la correspondance de Flaubert. Ces jours-là, tout labeur intellectuel cessant, le jeune écrivain les donnait tout entiers à la Seine, buvant son eau, mangeant son poisson chez Fournaise, au pont de Chatou.
      Sur une yole : La Feuille à l'envers, achetée à cinq si l'on en croit une nouvelle : « Mouche », achetée avec le seul Léon Fontaine, d'après un biographe, Maupassant se surmenait à canoter des journées entières.
      Il avait voulu habiter au bord de la Seine. Chaque matin, debout avant l'aurore, il s'en allait sur l'yole, fumant sa pipe, et ne prenait le train pour se rendre au ministère qu'après avoir sérieusement exercé ses muscles.
      C'était un véritable athlète qui oubliait toute modestie dès qu'il s'agissait de sa force physique. Il racontait avec complaisance ses exploits de rameur et se vantait d'avoir descendu la Seine de Paris à Rouen en ramant et transportant deux amis.
      Il s'entraînait à la nage dont il aimait le complet effort musculaire et partait aussi à pied, car c'était un marcheur intrépide que quatre-vingts kilomètres n'effrayaient point. On sait qu'il parcourut pédestrement l'Auvergne, la Bretagne, la Suisse et la Corse dont mieux que lui notre Albert Surier sut distinguer et pour ainsi dire découvrir les beautés nettes et ensoleillées :
      « Quoi de plus doux que de songer en allant à grands pas ! Partir à pied quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse ! » C'est ainsi qu'il célébrait la griserie du grand air.
      Ensuite, vint la gloire, la fortune conquises par un travail acharné et une entente parfaite des affaires (il ne faut pas oublier que Maupassant était normand).
      Les goûts alors deviennent plus raffinés. Au lieu de la Seine, il lui faut la mer, comme dans sa jeunesse. Au lieu de La Feuille à l'envers il possède le Bel ami.
      Sa passion des voyages se développe, elle est un besoin de son tempérament. Il se surmène et se livre à des excès de toute nature. Les voyages lui permettent un retour momentané à la vie simple, à l'existence animale. Il visite la Sicile, l'Algérie, la Tunisie, l'Italie, l'Angleterre.
      « Je sens que j'ai dans les veines le sang des écumeurs de mer. Je n'ai pas de joie meilleure, par des matins de printemps, que d'entrer avec mon bateau dans des ports inconnus, de marcher tout un jour dans un décor nouveau, parmi des hommes que je coudoie, que je ne reverrai point, que je quitterai, le soir venu, pour reprendre la mer, pour m'en aller dormir au large, pour donner le coup de barre du côté de ma fantaisie, sans regret des maisons où des vies naissent, durent, s'encadrent, s'éteignent, sans désir de jamais jeter l'ancre nulle part, si doux que soit le ciel, si souriante que soit la terre. »
      Cette citation des souvenirs de Mme de Maupassant recueillie par M. Lumbroso nous montre assez la façon dont l'écrivain aimait les voyages, non pour ce qu'on apprend ni pour les nouveautés qu'on rencontre, mais parce qu'ils donnent la solitude, la santé morale et physique.
      En route, il observe surtout ce qui a rapport à la force, à l'adresse.
      Il remet au point la légende de l'évasion périlleuse de Bazaine :
      « Bientôt je gagnai l'abri des îles et je m'engageai dans le passage, sous le château fort de Sainte-Marguerite.
      Sa muraille droite tombe sur les rocs battus du flot et son sommet ne dépasse guère la côte peu élevée de l'île. On dirait une tête enfoncée entre deux grosses épaules !
      On voit très bien la place où descendit Bazaine. Il n'était pas besoin d'être un gymnaste habile pour se laisser glisser sur ces roches complaisantes. »
      Maupassant riche et glorieux arrive à l'époque douloureuse de son existence. Le jeune homme, épris d'exercices athlétiques, soucieux de sa force et de sa santé, est devenu un malade, un misanthrope demandant le ressort moral et physique à l'éther, à la cocaïne, à la morphine, au haschisch, à l'opium. Ce n'est pas qu'il ne déplore de recourir à ces excitants artificiels et dans Sur l'eau il parle des « visions un peu maladives de l'opium », mais il sent que sa vigueur s'en va ; factice ou non, il lui faut avoir de la force. Et, conséquence de cette hygiène déplorable, son cerveau s'épuise, la folie le guette...
      En même temps que ses forces déclinaient, Maupassant se demandait à quoi pouvaient servir l'énergie, la santé et le bonheur physique. Dans son étude sur Flaubert il laisse échapper un cri de malade :
      « Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les souffrances qui nous entourent, pour s'apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale ? »
      C'est ainsi qu'à la fin de sa vie Salomon s'écriait : « Vanité des vanités et tout est vanité ! »
      Et ce misogyne qui n'utilisa les femmes que pour son plaisir, en les méprisant, se met à manifester une misanthropie noire.
      Comme il maltraite cette pauvre humanité moderne !
      Mais il faut l'avouer, Maupassant avait raison le jour où il écrivit cette page de Sur l'eau qui restera comme le programme de ce que physiquement l'homme doit être et ne pas être. Cette diatribe d'un malade qui fut beau et fort ne nous paraît plus, avec le recul des années, qu'un raisonnable appel en faveur de la beauté corporelle :
      « Dieu que les hommes sont laids ! Pour la centième fois au moins je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la race humaine est plus affreuse. Et là-dedans une odeur de peuple flottait, une odeur fade, nauséabonde de chair malpropre, de chevelure grasse et d'ail, cette senteur d'ail que les gens du Midi répandent autour d'eux par la bouche, par le nez et par la peau, comme les roses jettent leur parfum.
      Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir ne distinguent leur hideur et leurs émanations que lorsque nous avons été privés quelque temps de leur vue et de leur puanteur.
      L'homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux.
      Jadis, aux premiers temps du monde, l'homme sauvage, l'homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L'exercice de ses muscles, la libre vie, l'usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l'élégance de forme que donne seule l'agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l'homme intelligent cette grâce et cette élégance par les artifices de la gymnastique. Les soins du corps, les jeux de force et de souplesse, l'eau glacée et les étuves firent des Grecs de vrais modèles de beauté humaine ; et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu'étaient les corps de ces grands artistes.
      Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons la race humaine s'agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l'étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à l'adolescence avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées.
      Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan, Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l'homme-souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit aux musées d'anthropologie.
      Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure ! »
      Personne, aujourd'hui même où l'on comprend le rôle social des sports, l'importance de la culture physique, personne ne saurait mieux parler de la beauté humaine.
      Eh bien ! ce Maupassant qui, nous venons de le voir, était peiné de devoir coudoyer la laideur, ce Maupassant qui pratiqua tous les sports de son temps n'a pas de termes assez méprisants pour les ravaler. Je le disais plus haut, Maupassant n'est qu'une anomalie, une contradiction sportive. Fort et beau, il eût dû pour mourir demander à Dieu comme le Moïse d'Alfred de Vigny :
      Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
      Il eût dû devenir centenaire et meurt fou dans la force de l'âge.
      Il eût dû louer les sports et ne vante que ceux pratiqués dans l'Antiquité. Pour ceux de son temps, lisez ce qu'il a écrit dans la préface des Tireurs au pistolet, du baron de Vaux :
      « Il est à remarquer qu'on est en général infiniment plus fier des supériorités physiques que des supériorités morales. Il existe dans Paris une armée d'artistes de grande valeur à qui leur art semble presque indifférent, qui n'en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession; tandis qu'on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu'ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d'athlètes, les autres excellent à l'escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté vous font tâter obstinément leurs biceps, ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie.
      On pourrait même établir une sorte de classification suivant les métiers. Les peintres, en général, aiment l'épée et la pratiquent avec succès, à l'imitation sans doute de M. Carolus-Duran ; les sculpteurs sont des gens de force, qui préfèrent les pesants haltères, les barres parallèles et les trapèzes.
      Sitôt que dans la rue une voiture chargée de pierres ou un omnibus couvert de monde demeurent immobiles à quelque montée trop rude, malgré l'effort des chevaux épuisés, on voit soudain sortir de la foule quelque monsieur fort élégant qui s'approche d'un air tranquille et saisit la roue avec grâce : et la voiture immédiatement se remet en marche, tandis que le sauveur se perd au milieu des spectateurs stupéfaits. Cet homme, ce chevalier errant des charrettes embourbées, est presque toujours un sculpteur ; et il a plus d'orgueil au coeur, plus de joie intime et profonde, plus de vaniteuse satisfaction dans l'âme pour les omnibus qu'il a remis en marche que pour tous les légitimes succès gagnés à coups d'ébauchoirs et de talent.
      Aussi prenons garde quand le hasard nous met en rapport avec quelque artiste dont les moeurs nous sont inconnues. Soyons prudents et circonspects ; ne parlons jamais de boxe si nous ne voulons point recevoir dans le nez quelque horion formidable qui nous démontre un coup imparable en même temps que la puissance musculaire de notre nouvelle connaissance.
      Ne prononçons jamais le mot « bâton », si nous ne voulons point voir notre compagnon s'emparer aussitôt de notre canne et nous expliquer des attaques savantes qui jettent au ruisseau notre chapeau défoncé et nous font pleuvoir sur le crâne, malgré nos bras étendus, une grêle de coups douloureux.
      Or, de tous les exercices d'adresse, il n'en est qu'un seul innocent, privé de tous ces désagréments, un seul qu'on ne peut exercer contre le spectateur inoffensif : c'est le pistolet. Et voilà pourquoi il doit être mis indubitablement au premier rang.
      Mais il a encore d'autres avantages. Comme l'escrime, il exige une étude patiente, une rare habileté ; il donne, plus que tout autre, la joie de la difficulté vaincue, la sensation de l'adresse triomphante ; il n'exige ni partenaire, ni professeur, ni changement de costume, ni mouvements désordonnés, enfin, comme il n'est point classé parmi les exercices hygiéniques, il n'est point pratiqué par le premier venu. »
      Pauvres exercices hygiéniques, vous voilà ridiculisés de façon aristocratique ! Pauvre Feuille à l'envers, soeur des yoles, chargées de calicots farauds, d'ouvrières endimanchées ! Pauvre marche à pied, sport du chemineau ! Pauvre, pauvre Maupassant !

Guillaume APOLLINAIRE


- Le Mercure de France, 1er juillet 1925, t. VII, n°649, p.278.

      Le monument de Guy de Maupassant au château de Miromesnil.- En même temps que nous donnions dans le Mercure du 1er janvier 1925 une description du monument qui sera érigé au château de Miromesnil, nous annoncions que l'inauguration était fixée au 19 juillet prochain.
     Cette fête est reportée au dimanche 6 septembre. Le programme définitif en sera communiqué prochainement. Dès maintenant, on sait qu'un banquet organisé à Dieppe, dans la salle du Casino, terminera cette journée.

L.[éon] D.[effoux]


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- Le Journal, Quotidien, littéraire, artistique et politique, vendredi 21 mai 1926.

ÉCHOS

      Maupassant a-t-il tué ?
      Dans « Les Tourmentés », le Dr Raymond Meunier raconte le fait suivant :
      « Certaines maladies comportent en leur évolution des accès d'impulsivité qui peuvent être meurtriers ; c'est le cas de Guy de Maupassant tuant d'un coup de bille de billard le malade qui jouait avec lui dans la maison de santé où il était soigné. »
      C'est la première fois qu'il est question de cet indicent dramatique. Et, pourtant, la maladie mentale de Maupassant a fait l'objet de nombreuses études. Pourquoi, demande M. Paul Mathiex dans « la Chronique Médicale », ne pas ouvrir une enquête sur ce point ? Trente ans après la mort de Maupassant, il n'y a plus aucun inconvénient à préciser dans quelles circonstances l'écrivain, sous l'empire de la démence, serait devenu un meurtrier.

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- Le Journal, Quotidien, littéraire, artistique et politique, juin 1926.

      M. Paul Mathiex a récemment demandé s'il n'y aurait pas lieu d'ouvrir une enquête sur la légende qui veut que Guy de Maupassant ait tué ou blessé un des pensionnaires qui était avec lui dans la Maison du docteur Blanche.
      M. Georges Normandy nous fait savoir que croyant être tout à fait au courant de la question Maupassant et possédant des documents nombreux et inédits, absolument rien, ni témoignage sérieux, ni document authentique, ne permet d'accorder la moindre créance à cette histoire.

Article non signé


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