1891, 1892, 1893,
1894, 1897.
- 24 octobre 1897
AU JOUR LE JOUR
Guy de Maupassant
NOTES ET SOUVENIRS INÉDITS
Si l'histoire ne peut s'écrire avec impartialité au lendemain des événements qu'elle doit raconter, de même ne peut-elle s'écrire avec exactitude, avec vérité, que lorsque les années qui s'écoulèrent permirent à ses acteurs de déposer leurs masques et de recueillir leurs notes, de classer leurs documents.
Guy de Maupassant sera glorifié demain dans un monument que lui élève, au parc Monceau, la Société des gens de lettres ainsi qu'à l'un des meilleurs et plus purs écrivains de notre époque. Des discours loueront, comme il convient, le conteur exquis dont certes on pourra dire que la mort ne l'a pas pris tout entier ; mais de cette mort on ne parlera point. On la connaît d'ailleurs mal, et ceux qui croient la savoir, parce qu'ils écrivirent de multiples informations sur le malheureux écrivain délirant, ne savent que des racontars de domestiques et des histoires bâties sur de simples suppositions.
Guy de Maupassant entrait à la maison du docteur Blanche, en janvier 1892. Il y mourait le 6 juillet 1893, et, durant ces dix-huit mois d'internement absolu, il ne souhaita recevoir absolument personne et ne fut visité que par de rares intimes ; les seuls témoins de sa maladie furent, en dehors du docteur Meuriot et du docteur Blanche, deux gardes de la maison et un domestique particulier auquel, dans son testament, il laissait vingt mille francs.
Or, ces témoins furent appelés à déclarer s'ils avaient ou non tenu les propos que les informations publiées à l'époque rapportaient ; ils ont énergiquement affirmé n'avoir jamais trahi, à aucun degré, le secret professionnel et n'avoir jamais laissé rien connaître de ce qu'ils voyaient. La famille de Guy de Maupassant s'était émue ; elle écrivit à diverses reprises au docteur Meuriot qui ne quittait guère le pauvre malade, pour lui demander si ces récits, que certains journaux lui attribuaient, étaient exacts, ces interviews bien réelles… Le docteur, qui n'avait rien dit jamais, affirma n'avoir donné que de brèves nouvelles sur la santé de son pensionnaire, et sans ajouter aucun détail sur ses actes ni sur le régime qu'il suivait chez lui. On ne savait donc rien de vrai.
Aujourd'hui que les années ont passé, peut-être n'est-il pas sans intérêt de rapporter brièvement, mais très exactement, ce que furent les derniers mois de Maupassant à la maison du docteur Blanche, d'après le récit fidèle de l'un des témoins. Nous allons l'essayer.
La maison du docteur Blanche occupe un vaste terrain qui, depuis le quai de Passy, remonte jusqu'aux hauteurs de la rue Raynouard. Le docteur Blanche, médecin aliéniste distingué, est mort voici quatre ans ; mais le docteur Meuriot, celui qui précisément assista le malheureux écrivain, continue les traditions du fondateur.
Nous avons voulu revoir, hier, la petite chambre où Guy de Maupassant mourut. Rien n'y est changé : mêmes meubles, mêmes tentures simples ; des hôtes nouveaux ont seulement passé. C'est un logis confortable qui n'aurait rien de cellulaire si l'on ne remarquait que la cheminée et la fenêtre sont défendues par une grille ; en face, le parc s'aperçoit, très vaste, à travers lequel Maupassant errait de si longues heures, suivi de ses deux immuables gardiens. Et c'est là qu'hier nous écoutions l'un d'eux, qui évoquait devant nous ces pénibles souvenirs.
Quand l'écrivain fut conduit à la maison du docteur Blanche et confié au docteur Meuriot, ce n'était plus Maupassant. Sa raison était absolument et irrémédiablement sombrée ; aucun espoir de sauver son esprit ne restait plus, et s'il était mené là, c'était seulement pour qu'il y vécût en paix ces derniers mois de vie animale, au grand air et sans crainte d'accident. Depuis le mois d'octobre, il était fini, et les dernières lettres qu'il ait écrites datent de cette époque. Ces lettres sont, paraît-il, extrêmement curieuses, car elles marquent les divagations folles de l'écrivain dont l'esprit battait la campagne : sa plume allait, allait… et de déraisonnement en déraisonnement, la pensée aboutissait à des conceptions fantastiques. Le docteur C…, ami du malade, possède quelques-unes de ces curieuses lettres et songeait même à les publier jadis, lorsque la famille s'y opposa.
À la maison Blanche, Maupassant arrive donc lorsque sa raison est perdue. Les jours qui suivent son entrée dans l'asile, des artistes, des littérateurs se présentent qui souhaitent vivement le voir et se disent ses amis, ses camarades. Comme le pauvre malade est calme, on lui remet les cartes, et on lui dit : « Ce sont des amis. Ils doivent revenir, voulez-vous les recevoir ? » Il repousse les cartes et murmure en secouant la tête : « Connais pas… connais pas ! » Une fois, le docteur Meuriot insiste pour l'un des visiteurs et ajoute : « C'est un journaliste. Voulez-vous qu'il vienne ? » Alors le malade regarda avec colère la carte et répète plusieurs fois : « Bel-Ami… Bel-Ami. » Impossible d'obtenir autre chose ; on suppose qu'il voulait dire qu'il ne pouvait souffrir les journalistes et que Bel-Ami en témoignait. Comme il était absolument incapable d'écouter une conversation ou de dire deux phrases, on n'insista pas et il ne vit personne.
D'ailleurs, il ne tenait que des propos incohérents, ne pouvant associer ses idées. Souvent il disait : « La gare Saint-Lazare… les ingénieurs de la gare Saint-Lazare… » Et comme on voulait qu'il s'expliquât, il répétait cinquante fois encore ces mêmes mots sans qu'on pût obtenir autre chose. Il n'écrivait pas, ne lisait même pas. Une seule fois, il prit une plume, une feuille de papier blanc ; on pensa qu'il allait peut-être s'exprimer. Mais il traça cinq à six mots inconnus, des syllabes accouplées sans aucune signification. Et ce fut tout !
Il ne voulut point manger, les premiers temps qu'il passa chez le docteur Blanche. Il répétait : « Poison, poison… » et croyait qu'on allait l'empoisonner. Il ne touchait aux aliments que lorsque, anéanti par la fatigue, brisé, il n'avait même plus la moindre pensée en son pauvre cerveau vide ; ou il ne pensait pas, ou il pensait des folies. Par exemple, il affirmait que la vie ne lui était pas possible, dans ce couvent de Génovéfains où on le cloîtrait, et sans cesse il maudissait ces Génovéfains qui le tyrannisaient. Il repoussait les boissons, le lait notamment, et prétendait que c'était du… de Génovéfain.
Cependant sa folie était calme. Il ne fut jamais furieux ni même méchant. Aux heures des repas seulement, il manifestait quelque mauvaise humeur et plusieurs fois frappa son gardien avec sa fourchette. Mais il se promenait dans le parc très paisiblement et semblait ne penser à rien. Jamais d'ailleurs il ne bêcha la terre ainsi qu'on l'a raconté ; il ne fit aucun travail. Quant à la vie extérieure, il ne s'en préoccupait nullement. Il ne se rappelait pas où ni comment il avait vécu ; il ne savait plus.
Il était dans cet état lamentable lorsque la Comédie-Française représenta ses deux actes, la Paix du ménage. La brochure lui fut remise, mais il ne l'ouvrit même pas. Cependant son ami dévoué, l'éditeur O…, vint à ce moment le visiter avec une seconde personne, et il lui montra la brochure en lui expliquant que cette pièce se jouait et qu'il en était l'auteur.
Mais Guy de Maupassant ne comprenait pas. Il regardait le petit volume, feuilletait vaguement et murmurait : « Non, non, pas de moi ! » Alors on insistait : « Mais si, voyons, elle est de vous, cette pièce ? » Il répondait : « Ah ! oui…, oui…, de moi ! » Puis, brusquement : « Mais non, je n'ai pas fait ça…, pas fait ça ! » Et lui faire reconnaître son œuvre fut impossible.
Maupassant avait quelque fortune ; l'année 1892, la vente de ses volumes lui rapporta 30.000 francs de droits d'auteur. Il avait fait son testament avant sa tentative de suicide, le coup de rasoir à Cannes, et laissait sa fortune à sa nièce, une adorable fillette qu'avait eue son frère, mort quelques années avant ; enfin ses parents recevaient une pension convenable et son fidèle domestique n'était pas oublié.
Mais, durant son séjour à la maison Blanche, ni son père, ni sa mère ne purent venir le visiter. Son père était cloué dans son fauteuil par la paralysie, au fond du Var. Quant à la mère, elle avait pour son fils un culte, une vénération sans bornes ; mais elle-même était souffrante et, depuis l'effroyable crise de Cannes, elle éprouvait une frayeur extrême en même temps qu'un désespoir immense. Elle avait dit : « Je ne survivrai pas à mon fils, je mourrai, lorsqu'il mourra. » Aussi lorsque la fin fut arrivée, le docteur Meuriot n'osa point télégraphier à la famille cette nouvelle cependant prévue ; il avertit d'abord une amie de la Provence, pour que Mme de Maupassant fût préparée doucement à la mort de l'enfant qu'elle chérissait par dessus tout.
Celle qui veilla sur les derniers mois de cette pauvre existence, après avoir veillé sur sa jeunesse, ce fut Mme de R…, sœur de Mme de Maupassant, tante et gardienne de Guy. Elle avait guidé son enfance, ouvert son esprit aux belles-lettres, servi bien des fois sa jeune inspiration ; et lorsque les journées de souffrance arrivèrent, elle se retrouva près de lui, amie de tendresse et de dévouement infinis, et chaque jour la ramena vers l'asile de Passy pendant plus d'une année.
Enfin il y avait une femme, une femme écrivain, que Maupassant avait aimée et qui voulait aussi se rapprocher de lui, lui apporter son dévouement et son affection. Mais ses efforts furent vains, et ceux qui avaient soin de ce pauvre malade défendirent toujours rigoureusement qu'elle fût admise à le voir. Attentionnée, cependant, elle lui envoya divers souvenirs, lui fit porter des raisins superbes et dorés. « Ils sont en cuivre ! » répétait-il, et jamais il n'en voulut manger. L'amie ne le put donc rencontrer, et, d'ailleurs, à aucun moment il ne parut se souvenir des jours passés qui les avaient réunis. Il ne se souvenait de rien.
Ainsi s'écoulèrent ces dix-huit mois dans la lassitude physique et l'anéantissement intellectuel. Mais il ne souffrait que rarement. Les convulsions terribles qui l'emportèrent ne le tinrent que peu de jours, et le 6 juillet ce fut enfin la délivrance, après d'effroyables heures qu'on ne saurait décrire ; le cauchemar affreux avait pris fin. Le très pur écrivain entrait dans la gloire. - R.-A.
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