- Mercredi 6 janvier 1892
GUY DE MAUPASSANT
Une triste nouvelle nous arrive de Cannes, où se trouve en ce
moment M. Guy de Maupassant.
Le célèbre écrivain, en proie à un accès de fièvre chaude, a
tenté de se suicider samedi dernier. Il s'est successivement tiré six coups d'un revolver qui avait
été laissé à sa portée, mais dont fort heureusement les balles avaient été retirées des cartouches.
M. Guy de Maupassant est beaucoup plus calme aujourd'hui.
Sa blessure ne présente aucun caractère de gravité.
On a dû employer la camisole de force. M. Guy de Maupassant
va être conduit dans une maison de santé.
Espérons qu'un bon traitement guérira complètement le
sympathique romancier.
Non signé
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- Jeudi 7 janvier 1892
FLAMBEAU ÉTEINT
La tentative de suicide de Guy de Maupassant,
ce délicieux styliste qui d'une nouvelle de deux cents lignes, faisait une pierre précieuse,
va provoquer toute sorte de commentaires, mêlés à toute sorte de discussions. On a déjà attribué
sa démence à un excès de travail. En fait, il ne travaillait pas plus que d'autres, que vous,
que moi, que tous ceux qui tiennent une plume et qui en vivent. Il avait même plus que la plupart
d'entre nous, le droit de n'écrire qu'à ses heures, puisqu'il jouissait d'une certaine fortune
personnelle. Ce qui, à mon avis, lui a ainsi décomposé le cerveau, c'est son dangereux amour de
la solitude et de la rêverie.
Victor Hugo dans l'intimité de qui j'ai vécu plus d'un an
à Bruxelles pendant notre commun exil, et qui sous sa solennité apparente était un esprit d'une
rare finesse et souvent d'une pénétration extraordinaire, m'a plusieurs fois répété :
« Pensez toujours, ne rêvez jamais. On ne
peut pas contempler impunément durant de longues heures le nuage qui passe ou l'eau qui coule.
Il faut avoir le courage de ne pas s'éloigner des hommes, même quand leur société vous ennuie.
La solitude prolongée et le vagabondage de l'esprit finissent par faire sombrer dans la démence. »
Et c'était afin de pouvoir pratiquer cette gymnastique
cérébrale, qu'il réunissait à peu près tous les jours sept, huit, neuf, dix et quelquefois
quinze personnes à sa table, où tous les genres de conversation s'entrechoquaient. Il songeait,
sans doute, à son frère Eugène, que la mélancolie avait envahi jeune, et conduit au tombeau, comme
elle y conduira, peut-être, Guy de Maupassant.
Bien que je n'aie connu que très superficiellement cet
écrivain si charmant et si sincère, j'ai eu à plusieurs reprises l'intuition des ténèbres qui
devaient fatalement obscurcir sa pensée. Dans un dîner, nous étions en face l'un de l'autre et je
remarquai qu'il ne desserra pas les dents, laissant les convives émettre des théories sans seulement
daigner prendre la peine de les réfuter.
Cette froideur et cette indifférence de la part d'un homme
de cette valeur étaient si gênantes pour tout le monde que personne n'osait plus dire un mot, tant
on sentait chez lui le dédain des opinions qui se faisaient jour autour de lui.
Je ne le vis rentrer momentanément dans la vie sociale
qu'à propos du refus de la Maison Hachette d'autoriser la vente dans les gares d'un de ses romans.
Il ne rêvait plus alors. Il s'agitait dans son idée fixe, qui était de faire enlever à la célèbre
librairie le monopole de la vente des livres sur les lignes de chemins de fer. Il vint me trouver
chez moi plusieurs fois pour me demander d'entreprendre une campagne en ce sens. Puis cet accès
d'ardeur passé, il retomba dans son existence murée, qui se faisait de plus en plus cénobitique.
C'est certainement pour fuir plus complètement le monde,
les rencontres de confrères et les racolages d'amis, qu'il avait acheté un yacht dans lequel il
s'installait seul pour des voyages de trois semaines et plus. Son livre exquis qu'il a intitulé :
Sur l'eau, commence par ce cri de délivrance : « Quinze jours sans
parler ! » C'était là toute son inspiration. Il ne perdait plus une occasion de
manifester son horreur des banalités de la vie commune et usuelle. La planète terrestre lui
apparaissait évidemment comme une geôle d'où il cherchait par tous les moyens à s'évader. Il
se sentait attaché malgré lui à cette glèbe, et il faisait de continuels efforts pour briser sa chaîne.
Tous ceux qui ont subi la prison, l'exil et cette existence
du banni qui se transporte de ville en ville sans rien connaître des rues où il passe, ni des visages
qu'il rencontre, se rendent compte du charme singulier qu'on éprouve à se renfermer en soi-même ou
à s'échapper de l'humanité comme un disciple de Swedenborg.
Mais ces excursions en dehors des choses réelles, offrent
de nombreux périls. Ce n'est pas seulement l'honneur, c'est aussi le monde qui est
Une île escarpée et sans bords
Où l'on ne peut rentrer quand on en est dehors.
Il faut avoir le courage et la volonté de réagir
contre les visions de thébaïdes. Nous faisons partie d'un tout parfois gênant et même
insupportable, mais nécessaire. Le cerveau, comme l'estomac, a besoin de nourriture.
On ne peut pas toujours avoir des truffes sur sa table et on n'a pas toujours sous la main
un grand homme à qui communiquer ses observations. Mais pour sustenter l'esprit comme pour
nourrir le corps : faute de grives on mange des merles.
HENRI ROCHEFORT
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- Vendredi 8 janvier 1892
LA MALADIE DE GUY DE MAUPASSANT
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Les nouvelles de la santé de M. Guy de Maupassant ne sont malheureusement pas très satisfaisantes. La blessure qu'il s'est faite avant-hier est en bonne voie de guérison, mais son état mental s'est aggravé et l'internement dans une maison de santé est devenu nécessaire.
L'état de surexcitation est toujours le même.
Dans la journée de dimanche, le malade a tenté de rouvrir sa plaie, dans le but de provoquer une hémorragie, mais on a pu heureusement l'en empêcher.
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Voici, d'autre part, quelques renseignements rétrospectifs donnés sur la tentative de suicide du célèbre écrivain par le Littoral de Cannes, dont le rédacteur en chef, M. Gautier, était le propriétaire de la villa habitée par le malade :
Samedi, à dix heures du soir, M. de Maupassant voulut se remettre à son roman, l'Angelus. Après un quart d'heure d'efforts surhumains, ne pouvant y parvenir, une nuit profonde se faisant dans son cerveau, il se leva en proie à une surexcitation effrayante, frappa un violent coup de poing sur la table et prononça ces mots à haute voix : « Puisqu'il en est ainsi, mieux vaut encore mourir. Allons ! encore un homme au rancard ! » Et, saisissant un rasoir déposé dans son cabinet de toilette, il se porta un coup à la gorge. Au bruit du corps tombant sur le parquet, son valet de chambre, François, se précipita, ainsi que le patron du yacht Bel-Ami. M. de Maupassant gisait inanimé. On courut chercher un médecin ; le docteur Valcourt arriva, donna les premiers soins et procéda à la suture de la plaie pendant que l'équipage du Bel-Ami maintenait à grand'peine le blessé qui criait qu'on le laissât mourir.
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Enfin, notre correspondant de Cannes nous envoie les dépêches suivantes :
Cannes, 6 janvier.
M. Guy de Maupassant a eu une nouvelle crise à la suite de laquelle une consultation de quatre médecins a eu lieu ; le transfert du malade dans une maison de santé est décidé.
Cannes, 6 janvier.
Guy de Maupassant vient de partir pour Paris par le train de 3h.30. Il est accompagné de son domestique, François, et par un infirmier envoyé spécialement de la maison du docteur Blanche où le pauvre malade sera interné.
Non signé
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- Samedi 9 janvier 1892
GUY DE MAUPASSANT
CHEZ LE DOCTEUR BLANCHE
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L'Arrivée à Paris. - Une consultation désespérante. - La première journée
L'auteur de Bel-Ami et de tant de chefs-d'œuvre exquis est arrivé hier matin, à dix heures vingt, par la gare du Nord. Enveloppé dans une couverture de voyage qui dissimulait mal la camisole de force, un foulard blanc masquant le bandeau placé sur la plaie du cou, un petit chapeau mou sur la tête, l'infortuné romancier est descendu de wagon, soutenu d'un côté par son fidèle François et, de l'autre, par l'infirmier envoyé par le docteur Blanche.
Les joues caves, le corps tout maigre, l'œil éteint, Guy de Maupassant, naguère si alerte et si fort, n'est plus que l'ombre de lui-même !
MM. Ollendorff et le docteur Cazalis l'attendaient sur le quai de la gare. Ils l'emmenèrent dans le cabinet du sous-chef de gare. Lui se laissa conduire comme un enfant.
Après un moment d'assoupissement, on le fit monter dans un fiacre qui l'emporta, 17, rue Berton, à la maison de santé du docteur Blanche. Une consultation eut lieu aussitôt entre le docteur Blanche, le docteur Meuriot et le docteur Franklin, qui, longuement, examinèrent le malade. Leur pronostic est navrant. Tout fait craindre que l'écrivain, hier encore si fécond et si brillant, ne recouvrera jamais la raison. Il semble inévitablement voué à la mort qui enleva tant d'autres gens de talent, les Coedès, les Gil Pérès, les André Gill - cette même mort qui emporta, il y a quelques années, son frère Hervé !
On l'a placé dans une chambre très gaie, donnant sur les arbres du parc. François, le matelot de son yacht, ne le quitte pas et couche dans un lit de fer dressé aux pieds du sien.
L'éditeur Ollendorff est resté avec Maupassant jusqu'à deux heures et demie. Celui-ci l'a un instant reconnu. Il a conscience d'être dans une maison de santé. On lui a demandé s'il s'y trouvait bien, et il a répondu que oui.
Hier soir, après avoir pris quelque nourriture, l'infortuné s'est endormi d'un sommeil tranquille. Sa belle-sœur, Mme Hervé de Maupassant, ira le voir ce matin.
Guy de Maupassant est fils d'un ancien associé d'agent de change, qui vit aujourd'hui retiré à Sainte-Maxime, dans le Var. Sa mère habite Nice. L'un de ses cousins n'est autre que notre excellent ami Cord'homme, le correspondant de l'Intransigeant à Rouen.
Les nombreux amis de Maupassant partagent la douleur et le désespoir de ses parents.
On ignore généralement que l'immortel conteur eut des débuts assez pénibles. Sans fortune personnelle, il était modeste auxiliaire au ministère de la marine lorsqu'il commença à écrire ses contes qui feront passer son nom à la postérité. Il est vrai que le succès ne tarda pas à lui arriver et, avec le succès, l'argent. Pendant ces dix dernières années, Guy de Maupassant produisit de façon effrayante. C'est tout au plus si, chaque année, il prenait quelques jours de repos, qu'il allait passer dans une propriété de Divonne. Ce surmenage, joint à une maladie d'estomac dont il souffrait - et à la suite de laquelle il avait contracté la pernicieuse habitude de l'éther et de la caféine - ébranlèrent peu à peu sa raison. On connaît la catastrophe de ces jours derniers.
Guy de Maupassant travaillait à un grand ouvrage sur la guerre : l'Angelus. Hélas ! Il ne le finira pas ! Aucune pensée ne sortira plus de son cerveau mort…
Ph. Dubois
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- Dimanche 10 janvier 1892
GUY DE MAUPASSANT
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Les nouvelles du malheureux Guy de Maupassant sont un peu moins mauvaises aujourd'hui. La plaie du cou est en bonne voie de guérison. La suppuration est très légère.
Depuis la terrible crise au cours de laquelle il tenta de se suicider, il n'avait voulu prendre que deux ailes de poulet. Hier matin, le docteur Meuriot est parvenu à lui faire absorber un peu de chaud froid de poulet. Quant à la boisson, il ne veut que de l'eau.
D'après le docteur Blanche, ce n'est pas la folie proprement dite qui aurait atteint le célèbre conteur. L'affection dont il souffre serait celle que les médecins spécialistes désignent sous le nom d'accès mélancolique et qui exigent des soins tout particuliers.
Bien qu'il prenne rarement la parole, ses réponses sont assez lucides, mais elles sont très brèves, surtout en ce qui concerne son régime et son alimentation.
Outre l'Angelus, Maupassant préparait aussi un volume d'études sur Flaubert, Tourguenief, Dostoiewsky et Bouilhet !…
Non signé
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- Mardi 12 janvier 1892
CHRONIQUE
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LA MAISON DE FOUS
Il y a quelque chose de pénible dans la façon dont on procède avec le pauvre Guy de Maupassant. Le célèbre romancier est malade, il faut s'efforcer de le guérir : voilà qui est clair et ce à quoi nous ne contredirons point. Mais, au lieu d'interner ce malheureux dans une maison spéciale, au lieu de le traiter comme un aliéné dangereux, au lieu de lui mettre la camisole de force, ne pouvait-on pas essayer d'autres moyens ?
Il eût été possible, nous en sommes persuadés, de le garder quelque temps encore dans sa villa de Cannes, où tous les objets lui étaient familiers, où, s'il avait eu la moindre lueur de lucidité, il n'aurait pas éprouvé l'horrible sentiment de se savoir dans un asile de fous.
Car il ne faut pas croire les médecins sur parole. Les aliénistes ont la détestable manie de cloîtrer sur-le-champ les infortunés qu'une famille un peu trop prompte en ses décisions, confie à leurs soins éclairés, et ils ont encore la non moins détestable manie de formuler des diagnostics d'une rigueur implacable.
Présentez qui que ce soit à un aliéniste, celui-ci ne dira jamais :
- Cet homme n'est pas malade.
Il opinera du bonnet en susurrant :
- Peut-être.
Mais la question n'est pas là. Les médecins aliénistes sont ce qu'ils croient devoir être, et l'on aurait beau mettre pendant cent années et plus du noir sur du blanc, cela ne changerait pas leur façon de pratiquer.
C'est la loi sur les aliénés qui est dangereuse, épouvantablement dangereuse. Dire qu'il suffit de la signature d'un membre de la famille et de celle d'un médecin - qui, s'il n'est pas fou, est presque toujours idiot - pour enfermer dans le plus noir des cachots, un individu n'ayant pas le moindre détraquement dans la cervelle, c'est raide !
Admettre que l'auteur du Rosier de Mme Husson et de toutes ces œuvres qui respirent une robustesse, une vigueur, une santé si parfaites, ne soit actuellement que sous l'influence d'une intoxication d'exercices cérébraux et qu'il n'y ait pas chez lui d'aliénation mentale proprement dite, il est évident que le fait de se trouver dans une maison de fous peut avoir sur sa tête affaiblie les conséquences les plus tristes, les plus effrayantes.
Il est là, en ce moment, attaché sur son lit, ne pouvant faire un mouvement, obligé d'obéir à des infirmiers qu'il ne connaît pas. N'est-ce pas horrible et, je le répète, n'eût-il pas mieux valu que les médecins se dérangeassent et que le maître styliste fût servi, chez lui, par son domestique ordinaire ?
Certes, je n'ai pas à juger les actes de M. de Maupassant père, mais celui-ci n'aurait pas dû agir aussi rapidement qu'il l'a fait, car, si l'on en croit les on-dit, les relations qui existaient entre lui et son fils n'étaient pas précisément bonnes, et des commentaires que je n'ai pas à relever se sont produits.
Malade, saoûl d'opium, de haschich et d'éther, notre grand confrère l'est, incontestablement. Ne disait-il pas lui-même, à propos de Pierre et Jean, cette magnifique étude de psychologie, ce merveilleux tableau de la jalousie, une phrase que M. Maurice de Fleury nous rapportait, hier, dans le Figaro :
« Ce livre que vous trouvez si sage et qui, je le crois aussi, donne la note juste, je n'en ai écrit une ligne sans m'enivrer avec de l'éther, j'ai trouvé dans cette drogue une lucidité supérieure…
Mais pour empêcher Guy de Maupassant de boire de l'éther ou de fumer de l'opium, était-il absolument utile de le fourrer chez le docteur Trois-Etoiles à qui cela fait beaucoup de réclame ?
Le bien-être que l'écrivain ressentira de sa sobriété, ne sera-t-il pas irrémédiablement détruit par la terreur que jettera dans son cerveau la pensée d'être un pensionnaire du célèbre praticien des maladies mentales (cliché n°127) ?
Il serait peut-être bon d'y réfléchir à la place de la famille Maupassant qui, à l'exception de M. Le Poittevin, m'a-t-on dit, paraît ne pas trouver épouvantable l'internement de celui qui l'a rendue célèbre.
Tout le monde n'est pas comme ce malheureux Gérard de Nerval, lequel allait trouver, avec une régularité parfaite, un directeur d'asile et lui disait :
- Enfermez-moi, je sens que, demain, ce sera la démence !
Et qui, au bout de six mois de soins assidus, reprenait tranquillement :
- Vous pouvez me lâcher, car je suis guéri pour le moment.
La maison de fous a, sur les malades, une influence pernicieuse, il est impossible de le nier, et, dans bien des cas, nombre de gens qui se seraient guéris, ne recouvreront jamais la raison.
Lorsqu'on a employé tous les moyens, lorsque, chez soi, l'on a mis tout en œuvre pour soulager le malade et que l'on n'a obtenu aucun résultat, il est admissible que, de nombreuses consultations ??? (illisible) vu, vous vous décidiez de le faire enfermer.
Mais à la première manifestation, au premier geste, se débarrasser du patient, c'est observer la loi avec une précipitation regrettable.
André Vervoort