ARTICLES BIOGRAPHIQUES

du Gaulois




1891, 1892, 1893, 1894, 1895.




- Lundi 4 janvier 1892

TRISTE NOUVELLE

      Un de nos correspondants du littoral méditerranéen nous a transmis hier soir, mais trop tard pour que nous puissions la vérifier, la douloureuse nouvelle qu'on va lire :
Cannes, dimanche 10h.30 soir.

      J'apprends de source à peu près certaine que Maupassant, dans un accès de folie, s'est tiré cinq coups de revolver dans la tête ; son état serait désespéré. Seule Mme de Maupassant a été avertie. Impossible d'avoir d'autres détails. Vous télégraphierai demain.

      Malgré la netteté de ce lamentable télégramme, nous gardons encore le ferme espoir que, sous l'emprise d'une émotion facile à comprendre, notre correspondant a peut-être, involontairement, exagéré la situation.

Non signé [Tout-Paris ?]


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- Mardi 5 janvier 1892

LA SANTÉ DE GUY DE MAUPASSANT
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      Nous avons publié, hier, la dépêche d'un de nos correspondants du littoral méditerranéen, en disant que, très probablement, il n'avait recueilli qu'un écho très grossi de ce qui s'était passé à la villa de M. de Maupassant.
      Nos réserves formelles sont justifiées, car voici la dépêche complémentaire que nous avait promise ce correspondant, et que nous avons reçue hier lundi :
      Cannes, 4 janvier, midi.

      Je vous confirme la nouvelle que je vous ai donnée hier de la tentative de suicide de M. Guy de Maupassant. La nouvelle a été tenue si secrète que le commissaire central ignorait encore la chose ce matin, et que c'est moi qui lui ai appris la triste nouvelle.
      Mme de Maupassant, mère de l'écrivain, habite Nice ; elle ignorait elle-même la gravité de la maladie dont son fils souffrait depuis quelque temps ; elle croyait « Guy » très fortement fatigué par un surmenage intellectuel, et pensait que le repos suffirait à le guérir.
      Ce n'est que dimanche soir qu'elle a été prévenue, d'une certaine aggravation de la maladie, et la tentative de suicide est de samedi.
      Voulant avoir des renseignements précis, je me suis rendu à la villa l'Isère qu'habite M. de Maupassant. La sonnette était enlevée et le valet de chambre refusait de répondre, tout en avouant que son maître était très malade. Je n'ai donc rien pu obtenir.
      Je me suis alors adressé à Bernard, le matelot, qui est, depuis sept ans, à bord du yacht de M. de Maupassant. Voici son récit :
      - Il est malheureusement bien vrai, monsieur, que depuis quelque temps M. de Maupassant donnait des signes de folie. Il abusait de l'éther et, dernièrement, il était encore sorti tout nu dans le jardin de sa villa, en criant et demandant l'éther, qu'on avait caché. Depuis quinze jours, les crises étaient plus nombreuses, et nous prenions des précautions. Ainsi, j'avais fait sauter les balles des cartouches qui étaient dans ses revolvers. Bien m'en a pris. Il y a quatre jours, il est devenu vraiment fou furieux. Il s'imaginait que des assassins allaient venir le tuer, et poussait des hurlements à faire pitié. Samedi, on a tout à coup entendu des coups de revolver. M. de Maupassant qui venait de se décharger ses deux revolvers dans la tête. Il n'était même pas blessé ; mais aussitôt, cherchant une arme, il ne trouva qu'un couteau japonais, sorte de couteau à papier, que nous avions laissé sans y penser et qui, malheureusement, était très tranchant. Il s'en porta un grand coup à la gorge, et ne réussit qu'à se donner une forte estafilade.
      « On est arrivé à ce moment. On l'a désarmé et on l'a soigné comme on a pu. Mais dans la nuit, il a eu une crise terrible, et celui qui le veillait nous a appelés en hâte pour le tenir. Il voulait mordre et griffer. Il fallut l'attacher et lui mettre une camisole de force.
      « Les docteurs Daremberg et de Valcourt, que nous avons appelés aussitôt, ont bien donné des calmants ; mais rien n'y a fait. Il n'a retrouvé un peu de calme et de raison que pour demander de l'éther. »
      Ce récit de Bernard me paraît exact en tout point. Je n'y ajouterai qu'une chose : c'est que, à Cannes même, les journaux de la localité n'ont appris la nouvelle que par des dépêches de Paris, ce matin.
      La blessure faite par le couteau à papier, a été facilement recousue par le docteur de Valcourt, venu en toute hâte de Menton.
      On ne craint donc pas pour la blessure, mais pour l'état mental du malade. Les médecins ne croient pas qu'il recouvre jamais la raison.
      Une fièvre redoutable s'est déclarée ce matin. On lui a mis la camisole de force.

W…

      Nous recevons, d'autre part, de notre correspondant ordinaire de Cannes, la dépêche suivante, dans laquelle il explique pourquoi il a été amené à ne pas nous prévenir plus tôt de ce qui s'était passé :

Cannes, 4 janvier, 8h. 50 soir.

      L'état de M. de Maupassant allait s'aggravant tous les jours ; mais, par un accord tacite, et pour ne pas surexciter le malade, qui, dans ses moments de lucidité, lisait les journaux, il avait été convenu que la presse locale garderait sur sa maladie le silence le plus absolu.
      Depuis un mois, M. de Maupassant avait de fréquents moments d'absence : c'est ainsi qu'il y a trois semaines, ayant un rendez-vous pour six heures du soir, avec un fournisseur, il s'y rendit à deux heures de l'après-midi ; et comme on lui faisait remarquer que ce n'était pas l'heure convenue :
      - Tiens, c'est drôle, répondit-il très calme ; ma montre marque sept heures, et je croyais être en retard.
      Aujourd'hui que des indiscrétions ont été commises, je puis vous donner des détails que je connaissais mais que j'avais cru devoir ne pas publier :
      Le valet de chambre de M. de Maupassant, inquiet de l'état de surexcitation de son maître, avait pris toute sorte de précautions, notamment celle d'enlever les balles des cartouches de son revolver. C'est ce qui explique comment, dans un accès de fièvre chaude, M. de Maupassant a pu, vendredi, vers minuit, se tirer, sans se blesser, plusieurs coups de feu dans la tête. Malheureusement, il avait sous la main, en ce moment, une sorte de couteau avec lequel il réussit à se faire, au-dessus de l'oreille gauche, une profonde entaille, qui n'atteignit pas, d'ailleurs, l'artère carotide.
      Sur ces entrefaites, le valet de chambre, attiré par les détonations, arrivait à temps pour préserver son maître d'une nouvelle tentative, et envoyait chercher le docteur Valcourt.
      Lorsque celui-ci arriva, le valet de chambre, exténué, venait de s'évanouir, et c'est avec l'aide d'un matelot du Bel-Ami que l'habile praticien procéda au pansement de la blessure de M. de Maupassant.
      Celui-ci, dont la lucidité était revenue, exprima tous ses regrets de l'acte inconscient qu'il venait de commettre.
      Le reste de la nuit a été assez calme, ainsi que la journée de samedi. Mais, hier, l'état mental du malade a empiré et, la nuit dernière, on a dû prendre des mesures rigoureuses pour préserver de sa propre fureur l'éminent écrivain.
      Je tiens tous es détails d'une source sûre, mais que je ne puis faire connaître. Au chalet de l'Isère, où je suis allé vers cinq heures pour avoir des nouvelles récentes, le valet de chambre se renferme dans un mutisme presque complet :
      - Etat grave ; nous pensons partir pour Paris.
      C'est tout ce que j'ai pu en tirer.
      Toute la journée, la colonie étrangère a fait prendre des nouvelles ; j'ai rencontré, cet après-midi, un envoyé de Mme de Benardaki.
      Au Casino des Fleurs, pendant la fête organisée au profit des victimes de la famine en Russie, sous le haut patronage des princesses Victor Bariatinsky, Alexandre Dolgorouky, O. Dolgorouky, François de Broglie, et des comtesses Schouwaloff-Monticello, Paul de Leusse et Edmond de Pourtalès, on ne s'entretenait que de l'état, malheureusement bien grave, du sympathique écrivain.
      On dit qu'il avait la monomanie du suicide, et aussi que, il y a quelque temps, il avait fait venir, de Paris, son avoué et pris ses dispositions testamentaires.

      A ces dépêches très explicites, de nos correspondants, nous ajouterons que le docteur Cazalis, homme de grand savoir et de grande expérience, qui a soigné M. de Maupassant pendant deux ans, et est resté son ami, est parti hier pour Cannes.

Chez Mme Le Poittevin

      M. Le Poittevin, le peintre paysagiste bien connu, est le cousin germain de M. de Maupassant. Il habite le premier et le deuxième étage d'un petit hôtel qu'il s'est fait construire, 10, rue Montchanin. M. de Maupassant en a occupé quelque temps le rez-de-chaussée.
      M. Le Poittevin était absent quand nous nous sommes présenté chez lui, et Mme Le Poittevin a bien voulu nous recevoir et nous donner les explications que voici :
      - Nous sommes atterrés par les nouvelles qu'ont publiées, ce matin, le Figaro et le Gaulois. Nous ignorons si on le ramène à Paris, dans une maison de santé, comme semble l'indiquer la dépêche de votre correspondant de Cannes.
      « Le jour même où coururent les bruits de la folie de notre cousin, mon mari écrivit à M. de Maupassant père, qui habite Sainte-Maxime, à deux heures de Cannes, pour savoir ce qu'il en était, et M. de Maupassant répondit qu'il était sans nouvelles directes de Guy depuis six mois ; mais qu'il savait tout le mal que lui faisaient les journaux parlant de sa maladie.
      - N'êtes-vous pas en correspondance directe avec M. Guy de Maupassant ?
      - Mais oui, nous avons toujours été dans les meilleurs termes ; mon mari lui a écrit, il y a un mois, pour lui rappeler que son bail arrivait à expiration. Il en a reçu une réponse très aimable, mais nerveusement écrite. Plus tard, mon mari lui écrivit encore pour protester contre les bruits qui couraient et les paroles qu'on nous attribuait. Il n'a pas reçu de réponse.
      « C'est tout ce que je puis vous dire. »

SAINT-REAL


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- Mercredi 6 janvier 1892

M. Ollendorff et M. de Maupassant

      Le Temps a interrogé M. Paul Ollendorff, l'éditeur de M. de Maupassant :
      - D'après les nouvelles que j'ai reçues aujourd'hui de Cannes, a dit en substance M. Paul Ollendorff à notre confrère, c'est sous l'empire d'une crise de nerfs plus terrible que les autres qu'il a été poussé à tenter ce coup désespéré. Voici les deux dernières lettres que M. Guy de Maupassant m'a écrites de Cannes. La première porte la date du 25 décembre. Dans l'un des passages de cette lettre, qui ne dénote d'ailleurs aucun trouble intellectuel, il me dit : « J'ai toujours des douleurs terribles ». Cependant, la seconde de ses lettres, que j'ai reçue avant-hier et qui est écrite d'un style et d'une main très fermes, constate une légère amélioration dans son état : « Je vais beaucoup mieux, me dit-il, mais avec des souffrances intolérables. » Que faut-il conclure de cela ?

      Notre confrère a encore demandé à M. Paul Ollendorff s'il ne fallait pas attribuer à l'abus des toxiques ce surcroît de douleurs qui semble aggraver chaque jour l'état de M. de Maupassant :

      Sans doute, lui a répondu sur ce point son interlocuteur, dans les premiers temps, l'usage modéré de la morphine avait été ordonné au malade afin de calmer ses névralgies aiguës. Mais, depuis assez longtemps, il avait renoncé à la morphine.
      Dans la villa où il vit seul avec son domestique, loin de sa mère qui habite en ce moment à Nice, M. Guy de Maupassant est soigné par un docteur de ses amis. Il n'est pas question de le transporter ailleurs, loin du séjour qu'il a choisi au soleil et qui convient particulièrement à sa santé. Selon toutes probabilités, on compte qu'il passera là-bas l'hiver.

      De son côté, le Littoral de Cannes donne, sur la tentative de suicide de M. de Maupassant, des détails qui confirment ceux que nous avons donnés :

      Samedi, à dix heures du soir, M. de Maupassant voulut se remettre à son roman, l'Angelus, abandonné depuis quelques jours par suite d'un peu de fatigue cérébrale.
      Après un quart d'heure d'efforts surhumains, ne pouvant y parvenir, une nuit profonde se faisant dans son cerveau, il se leva en proie à une surexcitation effrayante, frappa un violent coup de poing sur la table et prononça ces mots à haute voix :
      « Puisqu'il en est ainsi, mieux vaut encore mourir. Allons ! encore un homme au rancart ! »
      Et, saisissant un rasoir déposé dans son cabinet de toilette, il se porta un coup à la gorge.
      La maladie dont souffre le maître est un commencement de paralysie générale ; il a également des symptômes de la folie des grandeurs et de la persécution.

Ch. Demailly


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- Jeudi 7 janvier 1892

LE YACHT MAUDIT

      Entre eux, depuis des mois, les amis de Guy de Maupassant ne se demandaient plus de ses nouvelles.
      Nous attendions, nous étions comme dans une angoisse de savoir, et maintenant c'est fini : l'ami s'est abattu en une horrible déroute, et des mains l'ont empoigné.
      Il paie son immense talent, il paie son labeur, il paie sa fierté, tout ce qu'on affectionnait en lui, tout ce qui le distinguait.
      Aussi n'est-elle pas banale, l'émotion qui nous envahit… A cette heure, cruellement, chacun se retrace l'image de cet homme jeune qui sortait plein de tranquillité du travail quotidien, l'épaule solide, le col puissant, avec une belle chaleur de sang sur les joues, et dans son œil clair la volonté de chercher, de découvrir encore, toujours - et on ne comprend pas ce malheur ! Lui qui avait en soi la force des champs et aussi comme la fleur des pommiers, la robustesse du Normand qui aime sa terre et dans le cœur quelque chose des mâles parfums qui montent d'elle ; lui qui semblait taillé et ramassé pour une existence longue de renom, de bonheur et d'amour, le voilà, ainsi qu'un faible, rejeté hors de tout ! Ah ! nous ne sommes rien et la vie est triste !
      Que d'envieux pourtant elle avait fait, cette vie-là, admirable !
      Etre du même coup à la mode et dans la gloire, être riche, recherché, libre ! C'était comme un rêve réalisable une fois seulement et pour un seul.
      Et lui, merveilleux ouvrier, dédaigneux de la foule, des journaux, des libraires ; incapable d'une complaisance envers les camarades et la réclame, sûr et satisfait de quelques amitiés anciennes ou conquises dans ce monde qui savait l'appeler, quoi qu'il restât singulièrement silencieux devant la cheminée et le plastron blanc piqué d'émeraudes et d'or voyant, - lui il allait tout droit, tout droit dans son sillon, laissant dire les légendes…
      Et c'était vraiment d'une belle figure, et il nous semblait qu'il manquait quelqu'un ici quand on annonçait que M. de Maupassant venait de partir sur son yacht !

*  *
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      Ah ! ce yacht de Maupassant, le Bel-Ami, toujours je le verrai mollement se balancer à la pointe de la Croisette, sur la mer de Cannes - si douce !
      C'était il y a trois ans. En rentrant du Golfe Juan, où Hervé de Maupassant avait au grand jardin inculte, abandonné, près des érables et des pins - Hervé, son frère, qui, lui aussi… - j'aperçus Guy en long imperméable jeune, la casquette sur le front, les yeux fixés sur le lointain, et la machine chauffait [illisible], avec des flocons blancs.
      - Vous embarquez ?
      - Oui.
      - Où allez-vous ?
      - Je ne sais.
      Ou il parlait du hasard, où l'eau le conduisait, pris de dégoût, dans une inextinguible soif d'espace qui, brusquement, lui [illisible] toucher le cœur. Sans regarder en arrière, il s'évadait ainsi du sol, des hommes, des sourires. Le pied sur son bateau [illisible], le terrifiant remède !
      Ce sont les remèdes qui nous l'ont perdu, ceux du corps et ceux que, par un cruel bénéfice, il était seul à pouvoir offrir au mal mystérieux où l'âme vous échappe. Etre en face de soi, uniquement, [illisible] ! Etre seul devant cette eau qui semble ne point finir ! Se sentir glisser à perte de vue ! Enfoncer en soi davantage encore l'incertain et le vague, laisser aller librement à la dérive ses lassitudes et ses désespérances ! Pas un ami pour vous contrôler, pas une vanité qui vous secoue, pas un devoir qui vous rappelle à l'ordre. On est son maître abominablement. rien que le clapotement, le bruit d'ailes et le gouffre.
      Qui y résisterait et quelle blessure aussi ne l'élargirait point ?…

*  *
*

      Mais il était toujours prêt, le joli yacht pimpant et léger ! Allons, patron, en route ! Et tentant, corrupteur, à travers les espaces, de chimère en chimère, le yacht entraînait le pauvre endolori.
      Parfois il revenait, parmi les siens, brusquement ; un instant on l'avait, on prenait de lui tout ce qui restait, c'était une fête délicieuse, un vrai cri de joie…
      Et puis de nouveau adieu ! Adieu pour des mois. Le yacht ! le yacht ! il l'a mené comme le Hollandais fuyant de la légende wagnérienne, il l'a conduit jusqu'à la vision de démence du Horla.
      S'il était resté à son poste de combat, qui sait ?
      Nous sommes injustes envers Paris ; nous l'accusons de nos détraquements, nous avons la terreur de sa fournaise. Mais je me demande si la grand'ville si calomniée n'est pas au contraire indulgente, utile et bonne au cerveau qui peine ? Ici c'est l'absorption complète de soi ; il faut être à toute heure sur la brèche, une idée console, une plaie guérit d l'autre. L'artiste, l'homme de lettres sont rattachés à la vie par des liens sans cesse refaits ; on n'a ni le temps ni le droit de souffrir, et cela soutient.
      Voe soli ! - malheur à l'homme seul, à celui qui a trop confiance e son propre fonds, qui se targue d'être à l'aise, de se dominer, de se retrouver intact devant ce que la théodicée appelle le spectacle de la nature. Qui, un jour, ne s'est pas écrié comme le poète :

Oh ! que ne suis-je assis à l'ombre des forêts !

      Qui n'a pas éprouvé l'impétueux besoin de fuir, de se retremper, de s'affraîchir au gr air vivifiant des chemins, de rompre avec tout pour être plus fort ? Mais les recoins silencieux ont leur piège, les petits sentiers fleuris leur poison. J'ai été, moi aussi, l'amant des routes et des paysages ; j'ai connu la langueur des soirs, l'immense et délicieux engourdissement de la solitude…
      Et je suis rentré, effrayé soudain de ce bonheur stérile, inquiet du calme, de l'indifférence, du néant que je sentais descendre en moi, et vite j'ai renoué la communication !
      Non, il ne faut point s'attarder dans ces ruptures, avec la vie des autres. La contemplation, les horizons lointains ont des mirages où sombrent l'esprit avec le cœur. La santé est dans les conflits et l'espérance dans la bataille.

*  *
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      Laissons le yacht au plaisir, au million qui a le droit à l'insouciance ; la place du laborieux, de celui qui a du talent, est ici. On ne le déserte pas impunément. Ce serait même à souhaiter d'être pauvre et prisonnier de cette vie qu'il faut gagner : la claire vue des choses, la conscience et la fécondité sont là.
      Demain, on va ramener Maupassant au milieu de nous. Hélas ! si nous l'en aimons davantage encore, dans une pitié pleine d'affliction, ce n'est plus celui que nous avons connu : mais le voilà loin de la tentation, arraché au déambulisme, à l'affreuse errance. Sus au yacht maudit, sur lequel il s'est décomposé, qu'on le vende ou qu'on y mette les tisons ! D'ici, il a daté le meilleur de son œuvre, et je suis certain que c'est encore Paris qui lui rendra l'apaisement, puis la force. Et je le vois réinstallé au travail, tandis que la rue est pleine de fracas et d'activités - la belle rue qu'il fait bon sentir à deux pas de soi, qui vous intéresse à l'existence et vous stimule.
      Ah ! pauvre et cher ami, là-bas, au loin, vous vouliez écrire l'Angélus, votre prochain livre, et la plume vous est tombée des doigts, et pour n'avoir pas pu, vous avez pensé qu'il faut mourir…
      Mourir, avec l'Angélus, comme finit le jour.
      Revenez-nous donc ! vous verrez que le jour ne finit pas ainsi.
      Le soleil éteint, une autre lumière s'allume. Il y a des forces qui veillent, des courages qui renaissent, et des outils qui marchent, même quand tremble la main !

Alexandre HEPP


ÉCHOS DE PROVINCE

      De Cannes :

      Durant la dernière journée que Guy de Maupassant a passée ici, son état a été assez calme.
      Le malade écoutait les sages conseils de son dévoué docteur M. de Valcourt, qui lui a rendu visite plusieurs fois. Il peut à peine parler.
      Ayant essayé d'écrire, il put seulement tracer d'une main fébrile quelques mots incohérents.
      Il a ensuite demandé à aller faire une promenade en mer sur son yacht Bel-Ami ; mais il fut naturellement détourné de ce projet.
      Une consultation définitive a eu lieu, ce matin, à onze heures. Les docteurs de Valcourt, Daremberg et Balestre - ce dernier un ami de la famille Maupassant - ont décidé que l'écrivain partirait cet après-midi, par le train de luxe, à trois heures treize. Ce qui a eu lieu. M. de Maupassant a été conduit, à trois heures, dans le salon spécial de M. Valette, chef de gare. J'ai remarqué sur le quai de départ les docteurs de Valcourt et Balestre, qui causaient avec le valet de chambre du malade, le fidèle François, et Bernard, le patron du Bel-Ami, dont le Gaulois a déjà parlé.
      Mme veuve Hervé de Maupassant, qui habite généralement à Nice avec sa belle-mère, souffrante, est dans le salon avec le malade, qui porte encore la camisole de force. Au moment où le romancier monte dans le wagon-salon numéro 42, quelques voyageurs, prévenus après les journaux, échangent des réflexions attristées. Mme Hervé de Maupassant embrasse avec émotion son beau-frère, qui se montre affectueux pour elle, et le train emporte le malade, accompagné par François et un infirmier spécial envoyé de Paris par le docteur Blanche. Guy de Maupassant a beaucoup maigri, depuis quinze jours ; les traits sont tirés, le visage a pris une expression de grande tristesse. Il paraît très calme, mais très faible.

non signé


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- Vendredi 8 janvier 1892

L'ÉTAT DE M. DE MAUPASSANT
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L'OPINION DE M. ALPHONSE DAUDET
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L'arrivée à Paris

      Le train de luxe ramenant M. de Maupassant à Paris est arrivé hier matin, à la gare du Nord, à dix heures vingt. On sait que le train de luxe venant de Cannes s'arrête à cette gare, et non à la gare de Lyon. Deux personnes se trouvaient sur le quai de débarquement : MM. Ollendorff, l'éditeur bien connu, et le docteur Cazalis.
      L'arrivée a été d'une grande tristesse.
      M. de Maupassant est descendu péniblement du wagon, soutenu par son fidèle domestique François. Il était enveloppé d'une couverture de voyage dissimulant à peine la camisole de force, qu'on lui avait laissée pendant le trajet de Cannes à Paris.
      Il était coiffé d'un petit chapeau mou ; un foulard blanc cachait le bandage qu'il porte au cou. Le voyage s'est effectué sans aucun incident. M. de Maupassant s'est à peine endormi pendant une heure ou deux.
      Nous laissons la parole à l'une des deux personnes qui attendaient le malheureux écrivain.
      - Maupassant nous a paru beaucoup changé. Notre pauvre ami est très amaigri, les joues creuses, le regard est éteint, presque hagard. Cependant, il nous a reconnus. Je me suis avancé vivement vers lui, et je lui ai tendu la main. Il l'a serrée affectueusement. Je lui ai demandé si le voyage ne l'avait pas trop fatigué :
      « - Au contraire, répondit-il, je suis horriblement fatigué. C'est à peine si j'ai pu m'endormir un peu.
      « Nous sommes entrés ensuite dans le bureau du sous-chef de gare, et là, Maupassant s'est reposé quelques instants. Pendant ce temps, quelques voyageurs s'étaient amassés et considéraient avec curiosité notre ami. »
      Nous demandons alors à notre interlocuteur si Maupassant était parvenu à lire quelques journaux pendant sa maladie :
      - Aucun, nous dit-il ; depuis plus d'un mois, Maupassant n'a pas jeté les yeux sur une feuille quelconque.
      - Selon vous, M. de Maupassant a-t-il conscience de son état ?
      - Je le crois, ce qui prouverait qu'il n'est nullement fou. Du reste, j'espère en une guérison.
      « Maupassant est atteint d'un excès de mélancolie noire. Le physique, par contre, est dans un état grave. Maupassant souffre de névralgies intolérables et d'une gastrite très prononcée. Les digestions ne se font plus. Le malade sait très bien qu'il a besoin d'un repos absolu ; il l'a déclaré à plusieurs reprises.
      - Avez-vous causé avec lui ?
      - Oui, mais très peu ; Maupassant était dans un état de grande prostration qui rendait difficile un entretien suivi. C'est à peine si, pendant le trajet de la gare du Nord à la maison du docteur Blanche, il a prononcé quelques mots.
      - Vous étiez dans le même fiacre ?
      - Oui. A la gare, nous avons pris une voiture dans laquelle Maupassant est monté, aidé par son valet de chambre et l'infirmier envoyé par le docteur Blanche à Cannes.
      - Qu'a dit M. de Maupassant en pénétrant dans la maison de santé ?
      - Rien. Il est entré librement, sans faire le moindre mouvement de répulsion. Car, je vous le répète, il se rend très bien compte de la gravité de son état de santé, et il sait qu'il trouvera chez le docteur Blanche tous les soins nécessités par sa situation. Le docteur Blanche a reçu lui-même notre ami, qui a été aussitôt conduit dans la chambre qui lui avait été réservée.

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*   *

      Arrivé à Passy, M. de Maupassant était toujours dans un état de grande prostration. Il n'en est sorti que pour tomber en de violentes crises de fureur.
      Ces crises le rendent dangereux pour lui-même et pour les autres.
      Pour prévenir tout accident nouveau, sept domestiques vont être attachés spécialement à sa personne, avec mission de ne le perdre de vue à aucun moment.
      Il y a longtemps que l'écrivain comptait dans la famille du docteur Blanche de vives amitiés. Aussi est-ce autant en qualité d'ami personnel du malade que comme médecin consultant que le docteur Blanche lui donnera ses soins.
      Le médecin adjoint de l'établissement est un jeune docteur, originaire de Rouen et parent de Flaubert, qui professait depuis plusieurs années déjà une vive admiration et une amitié profonde pour M. de Maupassant. La maison de santé se trouvait presque entièrement occupée lorsque la nouvelle de l'arrivée prochaine du romancier a été connue. On n'a donc pu lui réserver l'appartement qui, sans cette circonstance, eût été préparé pour lui. L'installation faite aujourd'hui est donc toute provisoire.
      A la dernière heure, nous apprenons que M. de Maupassant a passé une assez bonne journée. Le malade est calme ; il est dans un état de prostration presque absolu.

Chez Alphonse Daudet

      Hier matin, chez M. Alphonse Daudet, à la suite d'une conversation à bâtons rompus, nous venons à parler de Maupassant et du malheureux événement de ces derniers jours. Et Daudet, devenu triste soudain, s'écrie :
      - La nouvelle m'a donné un coup au cœur. Je ne puis, jusqu'à présent, me résoudre à croire que le mal est irréparable. Oh ! non, c'est un accident passager et dont il ne sera plus question bientôt, je l'espère. La santé, la vie reviendra dans ce cerveau qui paraissait, hélas ! si bien équilibré. Tenez, tout à l'heure, je voulais envoyer un mot au cher malade, là-bas, à Cannes, pour lui dire de reprendre courage, de ne pas se laisser envahir par la tristesse et le chagrin.
      « Car le déplorable événement qu'on nous a rapporté, l'acte malheureux auquel il s'est livré vient, à mon sens, de l'abattement dans lequel il était plongé, du regret qu'il éprouvait de ne pas pouvoir écrire comme auparavant, bien plus que d'un accès d'aliénation mentale, ainsi qu'on l'a dit. J'aurais voulu me trouver à ses côtés pour lui faire entendre des paroles de tendresse et de consolation. Car j'ai pour Maupassant la plus vive affection. Quand je pense qu'il a si souvent déjeuné et dîné ici, dans l'intimité, avec tous les miens ! Et puis, tant d'aimables et de charmants souvenirs nous rattachent l'un à l'autre ! Pensez donc ! c'est moi qui ai fait passer sa première copie dans un journal. C'était la première tentative dans le genre de la nouvelle. Boule-de-suif, qui l'a fait connaître et qu'on croit être son début dans les lettres, n'est venu que bien après. Aucun de nous, d'ailleurs, à cette époque, ne prévoyait l'éclatante fortune qui l'attendait. Je le vois encore, à Croisset, chez Flaubert, gauche, timide, se tenant dans un coin et n'osant pas se mêler aux conversations. Nous le traitions cependant comme un des nôtres, Zola, Goncourt et moi, parce qu'il vivait dans l'intimité de Flaubert, qui l'aimait comme son fils. Ainsi, c'est lui que notre ami dépêchait à Rouen pour nous prendre à la gare. Il était même chargé, je m'en souviens, de retenir les lits. Maupassant ne nous paraissait alors qu'un excellent compagnon de promenade, un robuste et solide canotier pour lequel la rivière n'avait pas de secrets. Oui, le futur auteur de Pierre et Jean n'était pour nous qu'un brave garçon, aux bras souples et vigoureux, et à l'œil sûr, qui maniait l'aviron comme pas un et avec lequel on pouvait s'aventurer au loin. De ses aptitudes littéraires, il n'en était pas question.
      « Aussi quelle fut notre stupéfaction quand parut Boule-de-Suif ! C'était une révélation. Maupassant entrait dans la littérature, armé de pied en cap et n'ayant plus rien à apprendre. C'était déjà un maître. Il ne lui restait qu'à produire.
      « Au physique, un vrai mâle. Il débordait de jeunesse et de vie, se dépensant avec une sorte de frénésie, qui donnait même des inquiétudes à ses amis. Et, à ce propos, on m'a dit que la maladie nerveuse dont il a souffert plus tard lui était venue de l'abus qu'il avait fait de ses forces. Je n'en crois rien, car j'ai été comme lui, moi qui vous parle. J'ai eu une jeunesse mouvementée, pleine de heurts et de surprises, sans que mes facultés intellectuelles s'en soient le moindrement ressenties. On est jeune, sapristi ! Le sang pétille dans les veines entre vingt et trente ans. Et, pour peu qu'on soit friand d'inconnu, on se montre hardi et aventureux. La plupart des jeunes gens passent par là et ne perdent pas, pour cela, l'usage de leur raison.
      « On a parlé également des toxiques dans le cas de Maupassant. Mais je vais me mettre encore en jeu à ce propos. Personne n'a fait plus usage que moi des poisons. Depuis six ans, je soumets mon système nerveux à toute sorte de médications. J'ai pris de la morphine, du chloral, que sais-je ? pour endormir les douleurs que j'éprouvais, et cela non pas une fois, mais cent fois. Eh bien, je me sens le cerveau tout aussi lucide que par le passé, et même si lucide que je suis arrivé à me dédoubler : j'ai analysé et je continue d'analyser toutes les phases de mon mal, le suivant pas à pas, prenant des notes sur la marche, sur les effets des remèdes appliqués pour le combattre.
      « Quant à ma façon de travailler, elle n'a pas varié. J'ai gardé mes habitudes d'autrefois et je continue de produire avec la même aisance et la même liberté. Nous avons d'ailleurs de nombreux exemples de production incessante chez les écrivains, fécondité qui n'a amené aucun désordre dans leur système nerveux. Ainsi, pour ne parler que d'un des membres les plus distingués du corps auquel vous appartenez, Henry Fouquier nous a donné et donne encore, comme journaliste, un bel exemple à l'appui de ce que j'avance. Ce qu'il a écrit d'articles, au jour le jour, est vraiment incroyable. Et voici déjà quelque temps que ce prodigieux exercice dure. Quoi répondre à cela ? Non, voyez-vous, un esprit bien doué et bien équilibré ne demande qu'à produire. Ce n'est que lorsque le talent commence à faire défaut qu'on s'arrête.
      Ici, nous interrompons l'illustre écrivain, pour lui soumettre l'opinion que le docteur Paul Garnier, le médecin en chef de l'infirmerie du Dépôt, vient de formuler à propos du cas de Maupassant.
      - Le savant aliéniste, lui disons-nous, est d'avis qu'on n'a qu'à lire le Horla, ce conte fantastique d'une évocation si intense, pour découvrir le germe de la folie chez l'auteur ; car, selon lui, un cerveau sain ne peut décrire de pareils phénomènes d'hallucination qu'à la condition de les avoir observés chez autrui, ce qui n'a pas été le cas pour Maupassant.
      - Je ne suis pas tout à fait de cette opinion ; répond M. Alphonse Daudet, après quelques minutes de réflexion. Un artiste peut être parfaitement sain d'esprit et évoquer les phénomènes de la folie d'une façon intense et précise. Tout réside dans l'exécution de l'œuvre, croyez-le bien. Et puisqu'il s'agit du Horla, je dis que ce qui donne à ce conte de Maupassant une étrangeté saisissante, c'est qu'il existe un contraste frappant entre le fond et la forme. L'auteur a eu cette qualité, vraiment originale et admirable, d'écrire ce conte fantastique dans la langue sobre, tranquille et limpide dont il s'est servi pour écrire les nouvelles dont le sujet est pris dans la vie de tous les jours. Voilà ce qui donne à son œuvre, à mon avis, ce caractère singulier qui a tant surpris. Et si vous voulez vous convaincre qu'on peut être sain d'esprit et décrire des cauchemars et des hallucinations réellement éprouvés, vous n'avez qu'à parcourir le petit cahier que voici…
      M. Daudet retire de son pupitre et nous tend un petit calepin dont les pages sont remplies d'une écriture fine et serrée.
      - Ce cahier date de 1859, nous dit-il. En ce temps-là, j'écrivais les rêves que je faisais, le soir, dans mon lit. Aussitôt réveillé, je courais à ma table, et là, dans la sueur du rêve, je tâchais de me rappeler les visions qui m'avaient apparu en songe. Ainsi, toutes ces notes que vous voyez, dans ce livre, sont des comptes rendus fidèles des hallucinations, des cauchemars et des rêves que j'avais la nuit. Tous, nous rêvons de choses fantastiques durant notre sommeil. Seulement une fois réveillé, on n'y pense plus. Il ne s'agit que de reprendre quelques-uns de ces rêves et de les traduire sous une forme d'art - avec du talent, par exemple - pour émouvoir le lecteur et lui donner la sensation exacte du surnaturel.
      « En parcourant ce calepin, vous verrez que mes rêves, à moi, portaient des titres. Ils me venaient ainsi. Pourquoi ? Parce que dans la journée, lorsque j'avais eu l'idée d'une nouvelle, je n'avais de cesse qu'après en avoir trouvé le titre. Cet état d'esprit se reproduisait, le soir, pendant que je dormais. Il se peut que le même phénomène ait eu lieu chez Maupassant à propos du Horla. Un titre lui est peut-être venu, dans son sommeil, pour caractériser son hallucination, et ce titre qui devait être probablement Hors la vie, n'a été formulé qu'à moitié : Horla… dans le rêve. Et Maupassant s'en souvenant, à son réveil, l'a gardé.
      « Allons ! parlons d'autre chose. Car, voyez-vous, je ne puis pas penser à tout ça sans tristesse. C'est comme une vision affreuse, un de ces cauchemars dont nous venons de parler. Mais j'ai confiance dans l'avenir. Je ne puis pas croire que toute espérance soit perdue, car jamais intelligence ne parut plus lucide ni cerveau mieux équilibré.

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*   *

      Dans la soirée, le bruit s'était répandu que M. de Maupassant avait succombé quelques heures après son arrivée à la maison de santé des docteurs Blanche et Meuriot.
      Nous nous sommes rendu immédiatement à Passy.
      - Cette nouvelle est fausse, nous dit M. le docteur Blanche, et je ne m'explique pas comment elle a pu se propager. M. de Maupassant a passé, au contraire, une journée très calme.
      « Nous l'avons, à son arrivée, installé, M. Meuriot et moi, dans une chambre donnant sur le parc.
      « M. Ollendorff et M. le docteur Cazalis sont restés quelques heures avec le malade, qui les a reconnus et a échangé quelques paroles avec eux.
      « Dans la soirée, j'ai tenu à revoir moi-même M. de Maupassant. Je l'ai trouvé aussi bien que le comporte son état. Le malade a pu dormir quelques instants.
      « Quant à la blessure de M. de Maupassant, M. Meuriot a fait lui-même le pansement, et elle est en voie de cicatrisation.

SAINT-RÉAL

- Samedi 9 janvier 1892

À TRAVERS LA PRESSE

JOURNAUX DE CE MATIN

L'état de M. de Maupassant

      La France a envoyé un de ses reporters chez le docteur Blanche, pour avoir des nouvelles de M. de Maupassant, et voici ce que lui a dit le docteur Meuriot :

      La blessure, qu'il s'est faite au côté gauche du cou, n'était pas d'ailleurs très grave ; elle n'avait atteint ni la veine ni la jugulaire, et n'avait affecté que le peaucier. M. de Maupassant a été pansé là-bas, par le docteur de Valcourt.
      A son arrivée ici, la plaie suppurait légèrement ; j'ai enlevé les derniers points de suture et fait un pansement sec.
      Pour ce qui est de l'état mental de M. de Maupassant, il est par malheur beaucoup plus grave, et je ne puis pas, pour l'instant, vous dire grand'chose à ce sujet.
      Je suis obligé de ma retrancher jusqu'ici derrière un diagnostic, qui n'est pas encore formulé, et qui ne peut l'être, du jour au lendemain, à la légère. Les phénomènes que présente l'état de M. de Maupassant, sont si graves et si complexes que j'ai besoin de plusieurs jours pour les bien étudier.
      Vous comprenez qu'il faut un certain temps pour cela ; car je ne puis tourmenter le malade qui, aujourd'hui, a conscience de son état. Il sait qu'il est ici et m'a bien reconnu. Mais il est toujours sous l'empire de ses idées délirantes, et il est très abattu.
      L'état de M. de Maupassant, sur lequel je ne puis encore me prononcer en connaissance de cause, n'est pas désespéré. Tout espoir de le sauver n'est pas perdu, cela, vous pouvez le répéter.
      Mais, quant à savoir ce qu'il adviendra au juste et quel sera le sort du pauvre malade, il faut attendre pour être fixé.

CH. Demailly


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- Lundi 11 janvier 1892

POUR MAUPASSANT
________

      Un peintre, un personnage exquis, rare, unique, original en tout point et qui déteste la publicité, - j'ai bien peur, après cela, de l'avoir désigné trop clairement - Degas - autant le nommer ! - disait un jour avec douceur : « Je ne serai content que lorsqu'un brave homme, et, s'il est possible, un artiste, aura brûlé la cervelle à un monsieur qui venait de la part d'un journal lui demander un petit renseignement… » Et soudain, haussant la voix, précipitant la parole : « Hein ! quoi ?… Là, tout de suite, en ouvrant la porte : - Vous voulez savoir si j'ai du talent, monsieur ?… Paf ! »
      Elle m'est revenue, cette boutade, elle m'est revenue mélancoliquement ces jours-ci. Quelle affaire, ô lecteurs, si l'infortuné Maupassant, raisonnable ou non, avant qu'une main prudente eût retiré les balles de son revolver, l'avait tourné contre un de ces visiteurs qui, déjà, le relançaient pour votre service ! Il ne s'agissait plus de savoir s'il avait du talent, ni de quelle sorte ; il s'agissait de bien autre chose ! Un de ses parents s'était laissé « prendre une conversation », qui, rapportée dans un journal, avait brusquement éveillé la curiosité publique, et cette curiosité, dorénavant, exigeait sa pâture… Eh, bien ! quoi ?… « Vous voulez savoir si je suis fou, monsieur ?…Paf ! »
      La réponse eût paru sévère ; eût-elle été bien juste ?… Il est lui-même un brave garçon, le plus souvent, et quelquefois un lettré, ou reporter à qui Degas, innocemment, souhaitait qu'un brave homme, un artiste, eut le courage ou plutôt la vertu de réserver cet accueil. Son directeur a commandé : il obéit. Et ce directeur, en commandant, obéissait d'instinct, sinon autrement, au désir de sa clientèle. Ici même on subit cette loi, qu'on me permet de maudire ; on la subissait hier, on la subira demain. Est-ce que tout le monde, à présent, n'est pas friand de ces détails rapportés, servis chauds, du cabinet de travail ou de l'atelier d'un écrivain ou d'un peintre, ou de chez son cousin, aussi bien que de chez un ministre ou de chez le père d'un assassin ?
      Le péché du reportage est le péché de tout le monde.

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*   *

      Autant reconnaître aussi que plus d'un écrivain - laissons les peintres à Degas ! - envie ces importunités ou les subit sans déplaisir. N'est-ce pas une occasion de se publier soi-même, après avoir publié son œuvre ou, mieux encore, au moment qu'on la publie ?
      Et, de publier son œuvre, est-il vrai, comme le disait Mallarmé à Paul Hervieu, que ce soit une première « indécence » ? Elle ne coûte guère à la plupart, qui n'ont pas cette pudeur élégante ; et plusieurs ne doutent pas que la seconde, celle de se publier rapporte.
      L'interview, c'est une illustration hors texte, le portrait de l'auteur tiré à vingt mille exemplaires, à quatre-vingt mille, et distribué en prospectus ; un portrait qui parle, et qui fait bravement le panégyrique de l'original et de sa marchandise !
      A-t-on, d'ailleurs, quelque scrupule à dire du bien de soi-même ; et, par modestie ou par esprit de justice, a-t-on plus de peine encore à vanter ses amis ? On peut dénigrer les autres.
      Il n'était pas de notre temps, ce vieux paladin de Barbey, qui, molesté dans le Figaro, - lui, Barbey d'Aurévilly, traité de « bourgeois » publiquement ! - refusait aussi la joie de répondre à Zola dans le Triboulet : « Je ne veux pas renouveler la scène de Vadius et de Trissotin chez Philaminte, que refait toujours plus ou moins un auteur quand il défend son amour-propre. Il n'y a que le public qui gagne à ces spectacles, parce qu'il se moque des acteurs. Ces combats de coqs des amours-propres, je les ai toujours haïs et méprisés. L'honneur, la dignité des duels, c'est le silence dont on les enveloppe. La galerie n'y vaut rien, et elle diminue toujours un peu ceux qui se sont battus pour elle. »

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*   *

      Autrement que la polémique directe, un échange d'interviews satisfait l'humeur, sinon l'honneur, d'un naturaliste, d'un psychologue, ou d'un parnassien même et d'un symboliste ! On l'a bien vu, l'an dernier.
      Un duel véritable, heureusement, a clos cette fameuse Enquête sur l'évolution littéraire ; et les champions s'appelaient Catulle Mendès, pour le Parnasse, et Viélé-Griffin, pour le symbolisme. Il y a toujours quelque noblesse à risquer sa peau de la sorte. Et le nom de Viélé-Griffin, au pays de la poésie nouvelle, avait déjà son auréole ; et ce n'est pas un artiste médiocre, au moins, qui, presque en même temps, achève cette épopée diabolique, ce poème de l'enfer parisien, la Femme-Enfant, et commence de traduire, en mots ingénus, cet apocryphe et charmant Evangile de l'enfance… Une telle passe d'armes, sans doute, eût consolé Barbey d'autres spectacles.
      Ah ! ce n'étaient point des « combats de coqs » seulement, qui l'avaient précédée, mais des combats de taureaux mal « embou…lés », comme disait le banderillero, à la fin de la fête. Il aurait pu dire aussi, le jeune observateur, que c'étaient souvent « les luttes du volvoce avec le vibrion !… ». Il avait, lui-même, habilement travaillé le bouillon de culture ; il n'en était que plus dégoûté. La préface de son rapport en témoigne. Ecrite après coup, est-elle assez ironique, assez joliment ingrate envers ceux-là, justement, qui l'avaient trop bien reçu ?

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*   *

      Mais, lui, Maupassant, n'était pas de ceux-là !
      Il admirait, il aimait peu d'écrivains et peu d'hommes, pour les admirer, pour les aimer plus fortement, plus solidement ; il en estimait encore un assez petit nombre ; il ignorait le reste... Et quant à son mérite, à lui, jamais il n'en a parlé, même à ses intimes ; ce n'était pas pour en discourir avec un passant à l'adresse d'une foule absente, inconnue.
      Aussi bien notre enquêteur, M. Jules Huret, lui rend témoignage. Entre tous ceux qu'il a visités, c'est le seul, entendez-vous, de chez qui, tout de suite, il soit sorti mécontent, bien avant la préface… Et rappelons-nous ce témoignage ; il date du printemps dernier.
      « M. de Maupassant à la réputation d'être l'homme de Paris le plus difficile à approcher… Je sonne. Un domestique, un larbin plutôt, vint m'ouvrir…
      - Monsieur n'est pas là.
      J'écris quelques mots sur ma carte, et je suis tout de même introduit… Guy de Maupassant !… Il me fait asseoir poliment. Mais aux premiers mots de littérature, consultation, etc., il prend un air désagréable, migrainé…
      - Oh ! monsieur, me dit-il, - et ses paroles sont lasses, et son air est très splénétique, - je vous en prie, ne me parlez pas littérature !… J'ai des névralgies violentes, je pars après-demain pour Nice… »
      Hélas !…

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*   *

      Voilà comment il accueillait les gens qui venaient lui demander son avis sur « l'évolution littéraire ». Il n'eût pas été moins discret, apparemment, sur tout ce qui touchait sa personne ; et je ne sache pas qu'il ait jamais donné charge à des amis, à des parents, de renseigner là-dessus des étrangers, même « sympathiques ».
      Il éprouvait, cependant, jour et nuit, d'affreuses douleurs dans la tête. Il refusait, alors, de s'en délivrer par l'éther, l'antipyrine ou la morphine… Allez donc croire aux commérages !… Il souffrait courageusement, fièrement : il voulait garder sa pensée, au moins, parfaitement saine et pure de tout poison, pour écrire son roman nouveau, l'Angelus, - un de ses plus beaux récits, m'a dit Georges de Porto-Riche, à qui, d'un bout à l'autre, il l'avait raconté. - Mais le travail, en ces tortures, lui devenait chaque jour plus difficile.
      Et voilà que dans un journal, un beau matin, il peut lire qu'il est fou !… Il sort ; et, dans la rue, à je ne sais quelle devanture, il voit affiché ce bulletin : Aggravation de l'état de M. de Maupassant. - Son prochain internement dans une maison de santé… Il prend le train et va rassurer sa mère. Il revient chez lui ; peu après, il met ses papiers en ordre et signifie ses dernières volontés ; il écrit à un ami : « Adieu… vous ne me reverrez pas. »
      Pendant quinze jours, il hésite : il pense au chagrin de sa mère, qu'il adore… Et, pendant quinze jours, sa maison est assiégée par de braves gens, reporters ou non, qui viennent aux informations. pendant quinze jours, il reçoit des journaux (il en reçoit même sous enveloppe) : en première page, aux dernières nouvelles, on discute s'il est fou…
      Quelqu'un lui dit :
      - Qu'importe, puisque cela n'est pas !
      Il répond, simplement :
      - Cela n'est pas, mais cela sera.

*
*   *

      Il n'a pas voulu que cela fût !… Il a pris son revolver ; et, le revolver l'ayant trompé, il a pris un couteau…
      Ah ! le malheureux !… Par respect de lui-même, et par pudeur aussi, craignant une déchéance prochaine, il a voulu disparaître… Et c'est alors qu'on vient épier sa fièvre et son délire !
      A sa porte, on ne trouve plus de sonnette : on frappe. Un domestique, - ce « larbin », vous savez ? - le fidèle François vient ouvrir ; et, comme il se méfie et parle peu ; ce bon serviteur, qui a pratiqué la vie parisienne, on va relancer Bernard, le patron du Bel-Ami ; et, si le patron ne cause pas, on fera causer le matelot !
      Et puis, c'est le voyage : au départ, à l'arrivée, on nous dit que des curieux, sur le quai de la gare, observent le wagon et le malade. On nous dit le numéro du wagon : 42. On nous dit qu'un foulard cache le bandage du cou, mais que la couverture et le manteau ne cachent pas entièrement la camisole de force… Oui, c'est bien lui, Maupassant, l'auteur de Boule-de-Suif et d'Une Vie, de Pierre et Jean et de Notre Cœur, et de tant d'autres chefs-d'œuvre ; oui, c'est bien lui, dans cette livrée de brute !
      Et, maintenant, même la maison de santé, pour lui, n'est pas un asile. On harcèle, au moins, les médecins qui le soignent ; on réclame d'eux un diagnostic ; sont-ils embarrassés pour le donner, on le leur prête. Il est mélancolique, hypocondriaque : - il y a de quoi, sans doute, après tant de souffrances, avec un tel désespoir ; - on veut qu'il soit paralytique général te maniaque, c'est-à-dire furieux. Et les commentaires, les consultations des médecins du dehors et des amateurs !… Celui-ci recherche les symptômes de sa folie dans ses livres, et celui-là, scrutant sa famille, en recherche les causes. Parbleu ! son frère est mort fou ; leurs deux maladies n'offrent aucune ressemblance, n'importe !… Et son père est vivant, à telle enseigne qu'il a signé, l'autre jour, la demande d'internement ; n'importe, on raconte qu'il est mort fou.
      Son régime enfin, son traitement, ses changements d'humeur, il faut qu'on les publie ; d'heure en heure, on donne le cours de sa folie, comme le cours de la Bourse !

*
*   *

      Eh bien ! c'est assez !
      La vérité, c'est qu'à l'ordinaire il est calme ; et que, de temps en temps, comme s'il avait le typhus, il délire. Dans quelques jours peut-être, il demandera des journaux : sera-t-il bon de les lui refuser ? Sera-t-il bon, d'autre part, qu'il rencontre à chaque page une description plus ou moins exacte, une critique de son état, sans compter les pronostics, les arrêts plus ou moins sévères ?… Ah ! par pitié, faisons trêve à ce concours de raisonnements et de nouvelles !
      Et, si ce n'est pour lui, que ce soit pour nous !… Quelle que soit la maladie de Maupassant, quelles qu'en soient les origines, quel qu'en soit l'avenir, c'est un malheur national, que dis-je ? un malheur pour les lettres humaines. Ayons en le respect. Ne regardons plus de ce côté !…
      Nous, du moins, ses confrères, n'allons plus vers cette porte, avant qu'il en franchisse le seuil, les pieds devant ou la tête haute, mort ou victorieux !

Louis Ganderax


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