ARTICLES BIOGRAPHIQUES

du Figaro





1892, 1893, 1894, 1895.




- Lundi 4 janvier 1892.

Hors Paris

      Une douloureuse nouvelle :
      Dans la nuit de vendredi à samedi, à Cannes, Guy de Maupassant, en proie à un accès de fièvre chaude, a tenté de se suicider.
      Il s'est tiré dans la tête six coups d'un revolver qui avait été laissé à sa portée, mais dont son domestique avait prudemment enlevé les balles.
      N'ayant pas réussi à se tuer, Maupassant a pris un rasoir et a cherché à s'ouvrir la gorge. Il s'est fait une large entaille au côté gauche du cou, mais cette blessure ne met cependant pas ses jours en danger, grâce aux soins qui lui ont été donnés par le docteur de Valcourt, appelé en toute hâte et qui a immédiatement recousu la plaie.
      Aujourd'hui le malade est beaucoup plus calme.

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- Mardi 5 janvier 1892

LA SANTÉ DE GUY DE MAUPASSANT

      Notre correspondant de Cannes nous envoie la dépêche suivante :

      Le calme que montrait Guy de Maupassant depuis sa tentative de suicide ne s'est pas maintenu. La nuit dernière, il délirait à un point tel que, le matin, il a fallu employer la camisole de force pour le maintenir dans son lit.
      Depuis quelque temps déjà, sa maladie s'aggravait, et bien qu'elle ne fût encore pour ainsi dire qu'à l'état latent, il avait par moments des surexcitations inquiétantes. Surmené par un travail intellectuel considérable, Maupassant avait besoin d'un repos complet, qui lui était vivement recommandé. Mais il avait grand'peine à s'y résoudre. Sa tête travaillait continuellement et il songeait toujours à son livre qu'il voulait terminer, mais dont la rédaction écrite était, pour lui, une fatigue au-dessus de sous forces et contre laquelle il essayait en vain de réagir.
      C'est cette préoccupation constante et le chagrin de voir qu'il ne pouvait plus se livrer à un travail assidu qui ont certainement déterminé l'accès de fièvre chaude pendant lequel il a tenté de se suicider.
      Depuis, Maupassant s'était montré très calme et la raison lui était complètement revenue. Il regrettait vivement ce moment de folie.
      Malheureusement l'accalmie n'a pas été de longue durée et, comme je vous le disais en commençant, cette nuit la crise a été des plus violentes. Aucune complication n'est survenue du côté de la blessure au cou.
      Sa famille et ses amis vont être obligés probablement de conduire le malade dans une maison de santé où, en même temps qu'il sera entouré de soins assidus, on pourra le surveiller constamment, lui donner le repos qui, seul, peut le ramener à la santé.

A.B.


- Mercredi 6 janvier 1892

HORS PARIS
LA MALADIE DE MAUPASSANT

      Guy de Maupassant est, depuis hier, beaucoup plus calme, ou, plutôt il est dans une sorte de prostration complète. Le délire reparaît, mais sans aucune crise violente.
      Malheureusement son état mental s'est aggravé au point que son internement est devenu nécessaire. En conséquence, comme sa blessure est en très bonne voie de guérison, et s'il ne survient pas de complication demain, il est à peu près décidé que Maupassant sera transporté à la gare et qu'il partira à trois heures par le train de luxe pour Paris.
      Il sera accompagné par son fidèle serviteur François, qui l'a si bien soigné, et par un infirmier envoyé spécialement de la maison du docteur Blanche où le pauvre malade sera interné.

[Le Masque de fer] ?


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- Jeudi 7 janvier 1892

HORS PARIS
LA SANTÉ DE M. DE MAUPASSANT

      Notre correspondant de Cannes nous envoie la dépêche suivante, datée du 6 janvier :
      Aujourd'hui, à trois heures trente, comme je vous l'ai télégraphié hier, Guy de Maupassant est parti pour Paris par la train de luxe. Très calme au moment du départ, qui s'est d'ailleurs effectué sans incident, il paraissait fort abattu.
      Le docteur de Valcourt, qui l'a mis en wagon, pense que, malgré l'état de faiblesse dans lequel se trouve Maupassant depuis hier, le voyage s'accomplira sans difficulté. Sa belle-sœur, Mme Hervé de Maupassant, était là pour lui dire adieu. Elle était venue exprès de Nice, où elle habite avec sa belle-mère qui, fort souffrante elle-même, n'a pu venir embrasser son fils. Le docteur Balestre, médecin de la famille à Nice, assistait également à ce bien triste départ.

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- Vendredi 8 janvier 1892

Au jour le jour

LE RETOUR DE M. GUY DE MAUPASSANT

      « Avez-vous vu Maupassant ? Où l'a-t-on conduit ? Comment va-t-il ? » La même question était hier sur toutes les lèvres. Et rien peut-être ne marquait mieux que ces curiosités émues, sorties spontanément du cœur de Paris, à l'annonce du retour de Maupassant, l'immense popularité de celui que la Maladie vient de frapper à la tête.
      Le train qui le ramenait de Cannes est entré hier matin en gare du Nord.
      Deux amis seulement l'attendaient sur le quai, le docteur Henry Cazalis et l'éditeur Ollendorff ; tous deux ignorant quelles mesures allaient être prises à l'égard du pauvre cher blessé qui leur était ramené, et douloureusement émus.
      À dix heures et demi, le train stoppe le long du quai d'arrivée n°4. En quelques minutes, tous les voyageurs en sont descendus. Un seul wagon reste entouré : celui dont le compartiment central, formé de trois fauteuils-lits, est occupé par le malade et ses deux compagnons - son valet de chambre et un infirmier.
      Le trajet s'était accompli sans accident sans accident. Maupassant, calme et fatigué, reconnaît ses deux amis ; mais il est en proie à une sorte de délire tranquille qui ne le quittera plus jusqu'au terme de l'atroce voyage.
      Le docteur Cazalis nous informe à cet instant des dispositions prises ; elles viennent de lui être notifiées par les compagnons de route de Maupassant. D'accord avec les médecins de Cannes et de Nice, MM. Pouzet, de Valcourt, Daremberg et Gimbert, réunis en consultation la veille, la famille de l'illustre malade a demandé son transfèrement immédiat à la maison de santé du docteur Blanche. On va l'y conduire de suite, sans arrêt au domicile de la rue Boccador, qu'il a conservé.
      Et tandis que la triste nouvelle nous est donnée, le malade est amené et « glissé » hors du wagon jusqu'au sol. Il marche lentement, soutenu par M. le docteur Cazalis et l'infirmier, venu de Cannes avec lui ; les jambes raides, engourdies par la longue fatigue de la route, et silencieux.
      La physionomie a beaucoup changé : amaigrie, hâve et doucement hagarde… Le pauvre voyageur est enveloppé jusqu'aux pieds d'un plaid de couleur sombre, dissimulant mal le bandage qui enveloppe la blessure du cou.
      Deux voitures attendent : après un court repos dans le cabinet du sous-chef de gare, les voyageurs, accompagnés de MM. Cazalis et Ollendorff, y prennent place ; et, sans autre incident, le triste convoi s'éloigne vers Passy, sous la pluie froide du matin.

      L'installation de Maupassant chez le docteur Blanche s'est faite rapidement.
      Le malheureux artiste est logé dans un des principaux pavillons du jardin, où une simple chambre a été mise à sa disposition.
      Dès son arrivée, il a été déshabillé et couché, et le docteur Meuriaux (sic), directeur de l'établissement de la rue Berton, a procédé au pansement de la plaie du cou, qui est d'ailleurs en voie de guérison.
      Maupassant, très calme, mais très fatigué et toujours délirant, a pris un bouillon, un œuf et du pain ; puis il est tombé dans une sorte de prostration qui rendait à peu près impossible au docteur Blanche l'examen immédiat du malade. On l'a laissé se reposer.
      Il n'a d'ailleurs opposé aucune résistance aux amis qui l'amenaient rue Berton. On lui a dit que l'état de sa santé oblige sa famille à le faire soigner tout près de Paris, à la campagne. Il a consenti à tout.

      La situation de Maupassant est-elle désespérée ?
      On a paru l'affirmer un peu partout, depuis deux jours. Et le terrible mot de « folie » a été imprimé dans cent journaux…
      Un médecin de l'entourage intime de l'écrivain me déclare cependant, à l'instant où j'écris ceci, que tous se trompent, et que Maupassant n'est pas fou.
      « Maupassant a deux maladies graves : une névrose que l'abus des exercices physiques a développée de la façon la plus douloureuse, au lieu de la guérir, comme il l'imaginait faussement ; et un embarras gastrique qui l'a littéralement détraqué et mis à bas.
      « Il ne faut pas chercher ailleurs l'explication de crises d'irritation, des violences, des excentricités même auxquelles nous l'avons vu se livrer depuis un an.
      « Vous ne pouvez supposer à quelles souffrances surhumaines le malheureux était en proie. Nous étions sûrs, nous ses amis, qu'il s'en délivrerait tôt ou tard par le suicide. Le docteur Henry Cazalis, que vous avez vu ce matin, en pourrait témoigner. Il lui adressait, il y a huit jours, une lettre très sage, finissant pas ces mots : « Adieu, ami, vous ne me reverrez plus. » Et à plusieurs reprises, il nous avait exprimé la résolution « d'en finir », dès le jour où il se sentirait menacé par la maladie (disait-il en se touchant la tête) d'être amoindri ou dégradé « de ce côté-là ».
      « Le drame de Cannes n'est donc pas sorti d'un coup de folie. Il a été prémédité, et froidement résolu. On a dit aussi que Maupassant avait été mené à la démence par l'abus de l'éther, de la morphine et du chloral : je puis vous affirmer que, depuis deux ans au moins, il avait renoncé à ces remèdes odieux, et qu'il éprouvait, à en parler seulement, comme un dégoût.
      « Maupassant est un malade en délire. Mais Maupassant n'est point fou. »
      Telles furent les paroles d'un homme digne de foi, dont je regrette de n'être pas autorisé à publier le nom.
      Si l'événement doit vérifier ces consolantes déclarations, je serai heureux d'avoir pu les porter ici, dès à présent, à la connaissance des amis du romancier. À moins qu'elles ne soient que l'illusion d'une amitié qui veut croire quand même à ce qu'elle espère… et dans ce cas-là encore on comprendra le sentiment qui nous a commandé de les transcrire.

ÉMILE BERR


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- Dimanche 10 janvier 1892

À travers Paris
À propos du livre étrange de Maupassant, le Horla.

      Dans ses Souvenirs littéraires, M. Maxime du Camp, consacrant à la folie des pages attristées, cite une nouvelle, Aurélia ou le rêve de la vie, que Gérard de Nerval écrivit peu de temps avant sa mort. C'est, dit l'éminent académicien, « une sorte de testament légué aux méditations des aliénistes… c'est l'autopsie d'une âme qui ne s'appartient plus ! » Et, de cette œuvre bizarre et forte, M. Maxime du Camp rapproche les Dialogues de Rousseau, Reliquae, du docteur Ch. Lefebvre, Ma Loi d'avenir, de Claire Desmare, une saint-simonienne, dont le suicide émut la Société de 1830.

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      Pauvre Gérard de Nerval ! Chaque fois qu'il se sentait repris par le mal qui le hantait, il s'en allait bravement trouver le docteur Blanche :
      - Ami, disait-il, je serai fou demain. Il est juste temps de m'enfermer.
      L'internement durait généralement six mois, après quoi Gérard de Nerval déclarait avec la même ingénuité que l'on pouvait lui donner son exeat.
      Et combien d'autres !



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