GUY DE MAUPASSANT ATHLÈTE
ATHLÈTE ACCOMPLI MAIS SURMENANT À LA FOIS
Parce qu'il consacra une importante partie de son existence à son développement physique, Guy de Maupassant n'a point cessé d'occuper l'attention des hommes de sport, mais comme une pénible anomalie, comme une contradiction sportive plutôt que comme un modèle, un exemple indubitable. C'est qu'en effet il mourut la raison obscurcie, ce robuste Normand, orgueilleux de son corps et qui réalisa en littérature les conceptions un peu étroites de Flaubert. Maupassant qui, par certains côtés de son talent, se rattache à la tradition la plus française sinon la plus classique, et qui, à cause de sa fidélité à suivre la discipline réaliste, est donné aujourd'hui encore pour un parangon de santé spirituelle, termina ses jours en accès de frénésie et en divagations dont il décrivit les affres dans une nouvelle : Le Horla, qu'en état de santé mentale un Français n'aurait pas écrite mais qui, due à un Américain, à un Anglais ou même à un Allemand n'accuserait qu'un peu de misère morale peut-être, mais certes aucune folie. La jeunesse de Maupassant fut vigoureuse et splendide. Il s'adonna avec passion aux sports de la mer et développa ses muscles par la rame, par les exercices de la voilure, par la nage, par la pêche. Qu'il aimait la mer ! Plus tard et plus luxueusement, il lui demanda de le bercer et de lui donner cette solitude dont, malade, il se sentait sans cesse le besoin. Enfant, il partait avec les marins d'Yport et passait des nuits à lever les filets. Les tempêtes ne l'effrayaient point. Les pêcheurs l'adoraient et, le trouvant courageux et assez exercé, l'emmenaient avec eux par les plus gros temps. Il ramait aussi sur les étangs où il pêchait et chassait. Car la chasse aussi fut toujours un de ses sports favoris. Elle lui inspira de nombreuses nouvelles : « La Bécasse », « Un coq chanta », « Le Loup », « Les Bécasses «», etc. Le cheval lui plut également dès sa jeunesse. Chevauchées, efforts musculaires, courses à pied, toutes ces manifestations d'une vie intense lui donnèrent la santé, la vigueur, cette carrure solide et ce cou puissant dont il était fier. Adulte, il suivit la méthode qui avait réussi à l'adolescent. Secrétaire particulier de M. Bardoux, ministre de l'Instruction publique, bureaucrate au ministère de la Marine, il nous apparaît dans ses biographies comme un solide garçon, joyeux, un peu brutal. C'est à cette époque qu'il s'éprit d'une rivière. Il l'aima plus sans doute qu'il n'aima les femmes pour lesquelles il professa toujours un mépris qu'on a souvent signalé. « Ma grande, mon unique passion, a-t-il écrit, pendant dix ans, ce fut la Seine. » C'était l'époque des fameux samedi et dimanche, « les jours sacro-saints du canotage » dont parle la correspondance de Flaubert. Ces jours-là, tout labeur intellectuel cessant, le jeune écrivain les donnait tout entiers à la Seine, buvant son eau, mangeant son poisson chez Fournaise, au pont de Chatou. Sur une yole : La Feuille à l'envers, achetée à cinq si l'on en croit une nouvelle : « Mouche », achetée avec le seul Léon Fontaine, d'après un biographe, Maupassant se surmenait à canoter des journées entières. Il avait voulu habiter au bord de la Seine. Chaque matin, debout avant l'aurore, il s'en allait sur l'yole, fumant sa pipe, et ne prenait le train pour se rendre au ministère qu'après avoir sérieusement exercé ses muscles. C'était un véritable athlète qui oubliait toute modestie dès qu'il s'agissait de sa force physique. Il racontait avec complaisance ses exploits de rameur et se vantait d'avoir descendu la Seine de Paris à Rouen en ramant et transportant deux amis. Il s'entraînait à la nage dont il aimait le complet effort musculaire et partait aussi à pied, car c'était un marcheur intrépide que quatre-vingts kilomètres n'effrayaient point. On sait qu'il parcourut pédestrement l'Auvergne, la Bretagne, la Suisse et la Corse dont mieux que lui notre Albert Surier sut distinguer et pour ainsi dire découvrir les beautés nettes et ensoleillées : « Quoi de plus doux que de songer en allant à grands pas ! Partir à pied quand le soleil se lève, et marcher dans la rosée, le long des champs, au bord de la mer calme, quelle ivresse ! » C'est ainsi qu'il célébrait la griserie du grand air. Ensuite, vint la gloire, la fortune conquises par un travail acharné et une entente parfaite des affaires (il ne faut pas oublier que Maupassant était normand). Les goûts alors deviennent plus raffinés. Au lieu de la Seine, il lui faut la mer, comme dans sa jeunesse. Au lieu de La Feuille à l'envers il possède le Bel ami. Sa passion des voyages se développe, elle est un besoin de son tempérament. Il se surmène et se livre à des excès de toute nature. Les voyages lui permettent un retour momentané à la vie simple, à l'existence animale. Il visite la Sicile, l'Algérie, la Tunisie, l'Italie, l'Angleterre. « Je sens que j'ai dans les veines le sang des écumeurs de mer. Je n'ai pas de joie meilleure, par des matins de printemps, que d'entrer avec mon bateau dans des ports inconnus, de marcher tout un jour dans un décor nouveau, parmi des hommes que je coudoie, que je ne reverrai point, que je quitterai, le soir venu, pour reprendre la mer, pour m'en aller dormir au large, pour donner le coup de barre du côté de ma fantaisie, sans regret des maisons où des vies naissent, durent, s'encadrent, s'éteignent, sans désir de jamais jeter l'ancre nulle part, si doux que soit le ciel, si souriante que soit la terre. » Cette citation des souvenirs de Mme de Maupassant recueillie par M. Lumbroso nous montre assez la façon dont l'écrivain aimait les voyages, non pour ce qu'on apprend ni pour les nouveautés qu'on rencontre, mais parce qu'ils donnent la solitude, la santé morale et physique. En route, il observe surtout ce qui a rapport à la force, à l'adresse. Il remet au point la légende de l'évasion périlleuse de Bazaine : « Bientôt je gagnai l'abri des îles et je m'engageai dans le passage, sous le château fort de Sainte-Marguerite. Sa muraille droite tombe sur les rocs battus du flot et son sommet ne dépasse guère la côte peu élevée de l'île. On dirait une tête enfoncée entre deux grosses épaules ! On voit très bien la place où descendit Bazaine. Il n'était pas besoin d'être un gymnaste habile pour se laisser glisser sur ces roches complaisantes. » Maupassant riche et glorieux arrive à l'époque douloureuse de son existence. Le jeune homme, épris d'exercices athlétiques, soucieux de sa force et de sa santé, est devenu un malade, un misanthrope demandant le ressort moral et physique à l'éther, à la cocaïne, à la morphine, au haschisch, à l'opium. Ce n'est pas qu'il ne déplore de recourir à ces excitants artificiels et dans Sur l'eau il parle des « visions un peu maladives de l'opium », mais il sent que sa vigueur s'en va ; factice ou non, il lui faut avoir de la force. Et, conséquence de cette hygiène déplorable, son cerveau s'épuise, la folie le guette... En même temps que ses forces déclinaient, Maupassant se demandait à quoi pouvaient servir l'énergie, la santé et le bonheur physique. Dans son étude sur Flaubert il laisse échapper un cri de malade : « Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les souffrances qui nous entourent, pour s'apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale ? » C'est ainsi qu'à la fin de sa vie Salomon s'écriait : Vanité des vanités et tout est vanité ! » Et ce misogyne qui n'utilisa les femmes que pour son plaisir, en les méprisant, se met à manifester une misanthropie noire. Comme il maltraite cette pauvre humanité moderne ! Mais il faut l'avouer, Maupassant avait raison le jour où il écrivit cette page de Sur l'eau qui restera comme le programme de ce que physiquement l'homme doit être et ne pas être. Cette diatribe d'un malade qui fut beau et fort ne nous paraît plus, avec le recul des années, qu'un raisonnable appel en faveur de la beauté corporelle : « Dieu que les hommes sont laids ! Pour la centième fois au moins je remarquais au milieu de cette fête que, de toutes les races, la race humaine est plus affreuse. Et là-dedans une odeur de peuple flottait, une odeur fade, nauséabonde de chair malpropre, de chevelure grasse et d'ail, cette senteur d'ail que les gens du Midi répandent autour d'eux par la bouche, par le nez et par la peau, comme les roses jettent leur parfum. Certes les hommes sont tous les jours aussi laids et sentent tous les jours aussi mauvais, mais nos yeux habitués à les regarder, notre nez accoutumé à les sentir ne distinguent leur hideur et leurs émanations que lorsque nous avons été privés quelque temps de leur vue et de leur puanteur. L'homme est affreux ! Il suffirait, pour composer une galerie de grotesques à faire rire un mort, de prendre les dix premiers passants venus, de les aligner et de les photographier avec leurs tailles inégales, leurs jambes trop longues ou trop maigres, leurs faces rouges ou pâles, barbues ou glabres, leur air souriant ou sérieux. Jadis, aux premiers temps du monde, l'homme sauvage, l'homme fort et nu, était certes aussi beau que le cheval, le cerf ou le lion. L'exercice de ses muscles, la libre vie, l'usage constant de sa vigueur et de son agilité entretenaient chez lui la grâce du mouvement qui est la première condition de la beauté, et l'élégance de forme que donne seule l'agitation physique. Plus tard, les peuples artistes, épris de plastique, surent conserver à l'homme intelligent cette grâce et cette élégance par les artifices de la gymnastique. Les soins du corps, les jeux de force et de souplesse, l'eau glacée et les étuves firent des Grecs de vrais modèles de beauté humaine ; et ils nous laissèrent leurs statues, comme enseignement, pour nous montrer ce qu'étaient les corps de ces grands artistes. Mais aujourd'hui, ô Apollon, regardons la race humaine s'agiter dans les fêtes ! Les enfants, ventrus dès le berceau, déformés par l'étude précoce, abrutis par le collège qui leur use le corps à quinze ans en courbaturant leur esprit avant qu'il soit nubile, arrivent à l'adolescence avec des membres mal poussés, mal attachés, dont les proportions normales ne sont jamais conservées. Et contemplons la rue, les gens qui trottent avec leurs vêtements sales ! Quant au paysan, Seigneur Dieu ! Allons voir le paysan dans les champs, l'homme-souche, noué, long comme une perche, toujours tors, courbé, plus affreux que les types barbares qu'on voit aux musées d'anthropologie. Et rappelons-nous combien les nègres sont beaux de forme, sinon de face, ces hommes de bronze, grands et souples, combien les Arabes sont élégants de tournure et de figure ! » Personne, aujourd'hui même où l'on comprend le rôle social des sports, l'importance de la culture physique, personne ne saurait mieux parler de la beauté humaine. Eh bien ! ce Maupassant qui, nous venons de le voir, était peiné de devoir coudoyer la laideur, ce Maupassant qui pratiqua tous les sports de son temps n'a pas de termes assez méprisants pour les ravaler. Je le disais plus haut, Maupassant n'est qu'une anomalie, une contradiction sportive. Fort et beau, il eût dû pour mourir demander à Dieu comme le Moïse d'Alfred de Vigny : Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre. Il eût dû devenir centenaire et meurt fou dans la force de l'âge. Il eût dû louer les sports et ne vante que ceux pratiqués dans l'Antiquité. Pour ceux de son temps, lisez ce qu'il a écrit dans la préface des Tireurs au pistolet, du baron de Vaux : « Il est à remarquer qu'on est en général infiniment plus fier des supériorités physiques que des supériorités morales. Il existe dans Paris une armée d'artistes de grande valeur à qui leur art semble presque indifférent, qui n'en parlent guère et semblent le considérer comme une simple profession; tandis qu'on ne peut causer dix minutes avec eux sans qu'ils célèbrent leur force et leur adresse. Les uns lèvent des poids d'athlètes, les autres excellent à l'escrime ; ceux-ci boxent ou pirouettent sur des trapèzes à la façon des gymnasiarques ; ceux-là, dès que vous leur avez été présenté vous font tâter obstinément leurs biceps, ou se promènent sur les mains autour de vous, rendant ainsi difficile toute conversation suivie. On pourrait même établir une sorte de classification suivant les métiers. Les peintres, en général, aiment l'épée et la pratiquent avec succès, à l'imitation sans doute de M. Carolus-Duran ; les sculpteurs sont des gens de force, qui préfèrent les pesants haltères, les barres parallèles et les trapèzes. Sitôt que dans la rue une voiture chargée de pierres ou un omnibus couvert de monde demeurent immobiles à quelque montée trop rude, malgré l'effort des chevaux épuisés, on voit soudain sortir de la foule quelque monsieur fort élégant qui s'approche d'un air tranquille et saisit la roue avec grâce : et la voiture immédiatement se remet en marche, tandis que le sauveur se perd au milieu des spectateurs stupéfaits. Cet homme, ce chevalier errant des charrettes embourbées, est presque toujours un sculpteur ; et il a plus d'orgueil au coeur, plus de joie intime et profonde, plus de vaniteuse satisfaction dans l'âme pour les omnibus qu'il a remis en marche que pour tous les légitimes succès gagnés à coups d'ébauchoirs et de talent. Aussi prenons garde quand le hasard nous met en rapport avec quelque artiste dont les moeurs nous sont inconnues. Soyons prudents et circonspects ; ne parlons jamais de boxe si nous ne voulons point recevoir dans le nez quelque horion formidable qui nous démontre un coup imparable en même temps que la puissance musculaire de notre nouvelle connaissance. Ne prononçons jamais le mot "bâton", si nous ne voulons point voir notre compagnon s'emparer aussitôt de notre canne et nous expliquer des attaques savantes qui jettent au ruisseau notre chapeau défoncé et nous font pleuvoir sur le crâne, malgré nos bras étendus, une grêle de coups douloureux. Or, de tous les exercices d'adresse, il n'en est qu'un seul innocent, privé de tous ces désagréments, un seul qu'on ne peut exercer contre le spectateur inoffensif : c'est le pistolet. Et voilà pourquoi il doit être mis indubitablement au premier rang. Mais il a encore d'autres avantages. Comme l'escrime, il exige une étude patiente, une rare habileté ; il donne, plus que tout autre, la joie de la difficulté vaincue, la sensation de l'adresse triomphante ; il n'exige ni partenaire, ni professeur, ni changement de costume, ni mouvements désordonnés, enfin, comme il n'est point classé parmi les exercices hygiéniques, il n'est point pratiqué par le premier venu. » Pauvres exercices hygiéniques, vous voilà ridiculisés de façon aristocratique ! Pauvre Feuille à l'envers, soeur des yoles, chargées de calicots farauds, d'ouvrières endimanchées ! Pauvre marche à pied, sport du chemineau ! Pauvre, pauvre Maupassant ! Guillaume APOLLINAIRE
|