Louis PETIT DE JULLEVILLE

« Guy de Maupassant »
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     Guy de Maupassant. - Ni Flaubert, ni les Goncourt, ni Daudet, ni Zola lui-même ne méritent vraiment le nom de naturalistes, et nous avons assez dit pourquoi. Des deux termes nécessaires à la production de l'œuvre d'art, il en supprimerait un. L'œuvre d'art suppose l'homme et la nature, la nature modifiée par l'homme, et le naturalisme absolu serait tout simplement une représentation intégrale des choses, une sorte de fac-similé tout mécanique, qui, n'ayant rien d'humain, n'aurait donc rien d'artiste. Mais si, par manière de parler, il est permis de dire d'un écrivain que l'art chez lui se confond avec la nature, cet écrivain est bien Guy de Maupassant1. Tout, en Maupassant, son éducation, son caractère et la forme de son esprit, le rendait éminemment propre à être le naturaliste que ne fut aucun de ses devanciers et maîtres, à réfléchir avec fidélité cette « nature » que les autres avaient si profondément modifiée en y « ajoutant » (homo additus naturae), Flaubert ses soucis de styliste, les Goncourt leur inquiétude nerveuse, Daudet sa sensibilité fébrile. M. Zola sa débordante imagination.
     Maupassant peut être considéré, à ses débuts, comme le disciple de Flaubert et de M. Zola. Et, du premier, son parrain, il fut proprement l'élève. Excellent maître de rhétorique, Flaubert dut pourtant lui inculquer, avec le culte méritoire de la forme, des préoccupations et des scrupules excessifs que le jeune homme eut plus tard à répudier. Mais ses leçons visaient surtout à l'exactitude. « Va faire un tour, lui disait-il souvent, et raconte-moi en cent lignes ce que tu auras vu. » Toute l'éducation de Maupassant fut d'apprendre à voir et à exprimer clairement ce qui avait passé sous ses yeux.
     Bien des choses peuvent troubler notre vision. Premièrement, des idées philosophiques ou encore certaines sollicitations de l'esprit, de la conscience. C'est par là que l'on est homme, et par là, en conséquence, que l'on altère la nature. Mais il n'y a chez Maupassant aucun travail intellectuel, aucune inquiétude morale. Toute sa philosophie est faite de brutales affirmations qui se bornent à constater ce qu'il voit. Il ne met pas l'homme en face de la nature, mais l'absorbe en elle. Je ne sais quelle ivresse lascive lui inspire parfois une sorte de ferveur. Mais, là encore, il n'y a rien que de bestial. Les désirs confus de la brute font frémir son corps sans que son esprit éprouve le moindre trouble. L'amour même, pour lui, n'est qu'un besoin. Il ôte à l'amour tout idéal, il le dépouille de ses rayons et de ses prestiges. La divinité qu'il sert, c'est la Vénus de Syracuse, une « femelle de marbre », saine, robuste, tranquille, que ne gâte nulle chimère mystique, nulle velléité d'au-delà. Et s'il n'y a pas chez lui la moindre inquiétude, il n'y a pas non plus le moindre souci de moralité. La morale, c'est une sage hygiène qui maintient nos organes en bon état pour que nous puissions goûter dans leur plénitude les jouissances de la vie. Cette philosophie purement naturelle explique sa tranquillité d'esprit, et, par suite, sa lucidité de vision.
     Maupassant n'a pas davantage de théorie esthétique ; car une théorie esthétique suppose toujours une conception spéciale du monde et de la vie, ou plutôt n'est, à vrai dire, que cette conception même appliquée à l'art. On sait qu'il fuyait les conversations littéraires, qu'il ne parlait jamais de livres et d'écrivains, qu'il méprisait la critique. N'éprouvant soi-même aucune difficulté, aucune incertitude, Maupassant croyait parfaitement simple que tout ce qui faisait autour de lui le sujet d'interminables controverses entre les diverses écoles. Il ne se mêla jamais à ces disputes, ni par écrit, ni même en paroles. Une seule fois il se départit de son silence, et ce fut pour mettre en tête d'un de ses derniers livres, Pierre et Jean, quelques pages de préface où toute son esthétique revient à déclarer que l'écrivain doit simplement mirer la nature sans se mettre en peine d'aucune doctrine. C'est ce que Maupassant lui-même a toujours fait, et, l'ayant fait, c'est par là qu'il est le plus naturaliste de nos romanciers, ou plutôt le seul vraiment naturaliste. Rien, dans son naturalisme, qui sente l'école comme dans celui de M. Zola, qui trahisse l'application d'une théorie préconçue. Il ne s'est même pas dit : « Soyons naturaliste », ce qui suppose déjà certaines intentions systématiques, tout au moins des idées peu compatibles avec une entière soumission à l'objet. Il l'a été sans le vouloir, je dirais presque sans le savoir. Il s'est borné, comme lui-même nous le dit d'un de ses héros, à cueillir les images que lui présentait le monde, pour nous les rendre telles quelles avec la précision d'un appareil photographique.
     Nul écrivain ne fut aussi naturellement impersonnel. Et, chez Maupassant, l'impersonnalité n'a rien de voulu. Elle ne coûte aucun effort. Elle n'est pas due à l'observation réfléchie d'une doctrine littéraire qui lui défendît, comme à Flaubert, de rien trahir de soi que la netteté de son regard et la sûreté de sa main. Il reste impersonnel non par système, mais pas nature. Ceux qui l'ont connu dans le monde nous disent qu'il y était toujours des plus réservés. Il ne parlait pas de lui-même, il évitait tout sujet de conversation qui aurait provoqué des confidences. Ses livres, à plus forte raison, nous le laissent ignorer. Mais je ne veux pas dire seulement qu'il ne s'y met pas en scène. Son art est entièrement objectif. Aucune réflexion ne lui échappe sur les personnages qu'il fait défiler sous nos yeux. On ne sait ce que lui-même en pense, et peut-être n'en pense-t-il rien, ne s'est-il préoccupé que de nous montrer leur figure avec le plus de vérité possible. Sa philosophie, toute nihiliste, n'admettait aucun principe qui pût lui permettre de les juger. Mais, d'autre part, il n'éprouve pour eux que de l'indifférence. Pas un mot de pitié ou de mépris ; sa sensibilité est tout entière absorbée dans le plaisir de peindre. Pas même cette ironie que les artistes les plus impersonnels nous laissent parfois surprendre. Sa seule affaire consiste à reproduire la réalité.
     Maupassant est encore le plus naturaliste de nos écrivains en ce sens que, ne mettant rien de lui-même dans ses peintures, il ne peint cependant que des choses vues. D'autres romanciers contemporains ont fait de même. La différence, c'est, d'abord, que, dans le cadre restreint du conte, Maupassant pouvait se borner, sans arrangement factice et même sans aucune invention, aux seules données de la réalité ; mais surtout, c'est que l'observation, chez lui, est toute désintéressée. Les romanciers naturalistes posent tous en principe que la matière d'un roman doit être directement empruntée à une expérience personnelle de la vie. Aussi se donnent-ils pour tâche d'observer préalablement ce qui doit faire le sujet de leurs livres. La méthode est sans doute excellente. Mais, s'il paraît bien que Maupassant ne se soit imposé aucune méthode, proposé aucune tâche, cela vaut encore mieux pour l'observation. Cela la dégage des partis pris, même involontaires, qui risquent de l'altérer, cela lui laisse tout son naturel. Les objets viennent d'eux-mêmes faire impression sur l'esprit. Quand c'est l'esprit qui les prévient, qui les sollicite, sa contraction même, si je puis dire, ne lui permet pas d'en être le simple miroir. Et, puisque l'écrivain, après tout, ne saurait reproduire la réalité tout entière, on eut craindre, s'il choisit volontairement, en vertu d'une opération réfléchie, les traits les plus significatifs, que son choix ne se rapporte à une manière de voir particulière, à un système préconçu. Mais si, comme Maupassant, il se laisse pénétrer par les choses, s'il laisse les choses agir sur lui au lieu d'agir sur elles, il nous en rendra, grâce à cette inconscience même, une plus fidèle image.
     On a souvent dit que Maupassant calomnie la nature humaine, qu'il ne voit chez les hommes que leurs ridicules et leurs bassesses. On lui prête une misanthropie amère, qu'on veut expliquer par son pessimisme. Mais ce pessimisme, dont nous parlerons tout à l'heure, ne se manifesta que dans la seconde partie de sa carrière, et c'est justement alors que l'âme de Maupassant s'attendrit. A vrai dire, le reproche ne semble pas juste. Maupassant, dans son observation de l'humanité, reste absolument impartial. Il n'y apporte ni colère, ni haine, il la montre telle qu'il la voit, et, comme sa vision n'est troublée par aucun préjugé de système philosophique, de morale ou d'école littéraire, on peut dire qu'il la montre telle qu'elle est. Aussi bien, ce n'est pas l'homme qu'il peint, ce sont des hommes, des individus, qu'il n'a même pas choisies, ceux que les hasards de son existence lui ont rendus familiers. Quelques-uns sont abominables, beaucoup sont grotesques, la plupart ne sont que vulgaires. Songeons que ces personnages appartiennent généralement aux classes sociales où il y a le moins de politesse, où, par conséquent, apparaît de prime abord ce fond de la nature humaine que tous les moralistes nous représentent comme férocement égoïste. Maupassant ne se complaît point à la peinture du mal ou du laid ; s'il les peint, c'est parce qu'il les a trouvés devant lui, sans les chercher. Du reste il peint aussi le bien et le beau ; mais, n'y ayant à vrai dire que par exception des « bons » et des « méchants », il peint, chez le même homme, le mal comme le bien. Et si le plus grand nombre de ses personnages sont médiocres, je reconnais là encore ce naturalisme qui a pour domaine propre non pas l'exceptionnel en bien ou en mal, mais le commun. Je disais plus haut que Maupassant ne peint pas de types ; seulement ses personnages étant presque tous « ordinaires », chacun d'eux en représente un grand nombre d'autres, qui, dans le même groupe ou dans la même classe, en diffèrent à peine. Et ainsi ce sont bien des types, si l'on veut ; mais, tandis que chez les romanciers idéalistes, voire chez la plupart des naturalistes, le type a quelque chose d'irréel et d'abstrait, sa valeur, chez Maupassant, provient de la ressemblance avec tel individu moyen qui a servi de modèle.
     Maupassant semble être moins naturaliste que d'autres romanciers contemporains par le souci qu'il manifeste de la composition. Mai ne serait-ce pas encore là prendre le mot de naturalisme en un sens scolastique ? Quel roman nous donne mieux l'illusion du réel, celui qui retrace les hasards et les détours de la vie, qui reproduit ce qu'elle a par elle-même d'ondoyant, d'aventureux, de touffu, ou bien celui qui ne s'attache qu'aux faits significatifs, liés entre eux par leur commun rapport avec le sujet ? Maupassant porte dans l'exposition un besoin instinctif de suite et d'unité. Remarquons pourtant que ses romans ont en général une allure assez libre, et, d'autre part, que la « nouvelle » n'admet guère de développements oiseux. Quoi qu'il en soit, ses nouvelles sont admirablement composées. D'abord parce qu'il excelle à saisir les traits caractéristiques des êtres et des choses, mais aussi parce que, choisissant parmi les faits, il exclut ceux qui, dépassant son cadre, pourraient interrompre le récit et divertir notre attention. Et ainsi, « au lieu de nous montrer la photographie banale de la vie », il nous en donne, pour citer ses propres paroles, « une vison plus complète, plus saisissante que la réalité elle-même. »
     Quant au style de Maupassant, il est essentiellement naturaliste, si, là comme ailleurs, le caractère est essentiel du naturalisme doit être, comme ce me semble, le naturel. Aucun procédé, aucune manière. Rien qui sente l'auteur, et rien non plus qui trahisse l'homme. Les qualités de ce style sont toujours impersonnelles. Maupassant nous fait voir les choses mêmes avec une lucidité telle que nous ne songeons pas à admirer son art ; entre les choses et nous, nous ne nous apercevons pas qu'il y ait un intermédiaire, tant la transparence est parfaite. Or, dans un genre qui a pour objet l'imitation de la vie, n'est-ce pas là le suprême éloge que l'on puisse faire d'un écrivain ? En un temps où notre langue se compliquait et se contournait, où de prétendus naturalistes, recherchant le rare, le subtil, l'aigu, façonnaient à plaisir leur style et traduisaient une sensibilité maladive par de bizarres raffinements, Maupassant ne voulut être que précis et net. Tandis que d'autres inventaient des locutions nouvelles ou recherchaient au fond de vieux libres inconnus celles dont nous avions perdu l'usage, il ne s'est servi que des tours et des mots communs à tous, et en a fait l'emploi le plus juste, le plus propre, le plus expressif. Son style vaut, non par des prouesses de virtuose, mais par la simplicité, par la rectitude, la droiture, par une franchise robuste et vaillante. Et nous n'y trouvons pas la moindre trace d'effort. Le naturel, qui en est la qualité distinctive entre toutes, ne produit jamais sur nous l'impression d'être dû à l'art. Maupassant écrit avec une assurance tranquille et puissante. Dès ses premières nouvelles, on reconnut en lui un maître de la langue ; il se rangea aussitôt dans la lignée des grands classiques, des génies clairs et sains qui nous apparaissent, par cette clarté même et par cette santé de l'esprit, comme les plus caractéristiques du génie national, comme français par-dessus tous les autres.
     On sait que Maupassant fut, en pleine activité littéraire, atteint d'une maladie mentale. Déjà, ses récents livres semblaient dénoter certain trouble. Quelques années avant la crise finale, le gai conteur laissait paraître çà et là une mélancolie noire. Sur l'eau parut en 1885 : ce livre est, presque d'un bout à l'autre, désespérément triste. Dans les nouvelles les plus drolatiques qu'il écrivit à la suite, on trouve quelquefois des pages d'une morosité sombre. Sans nier que son pessimisme ne doive se rapporter au mal qui le menaçait, on peut y voir aussi comme un effet du sensualisme qui fut toute la philosophie de Maupassant et toute sa morale. Le sensualiste trouve tôt ou tard ce « je ne sais quoi d'amer » qui empoisonne la source des jouissances. Notre chair est faible : trop vif ou trop prolongé, le plaisir tourne à la souffrance, et la capacité même de jouir est étroitement bornée. Bien plus, la lassitude nous vient sans que nous ayons jamais été assouvis. Et, de là, l'ennui de vivre, de là « l'horreur de ce qui est », horreur que Maupassant a éprouvée plus d'une fois jusqu'à désirer la mort. Il désire la mort, et pourtant il en a peur, et cette peur est un des sentiments qu'il exprime sur la fin avec le plus d'intensité. Ennui profond de la vie et peur de la mort, c'est assez pour expliquer son pessimisme.
     Le pessimisme de Maupassant, qui apparaît dans la seconde moitié de sa carrière, est quelquefois amer et cruel. Plus souvent, il se marque par un attendrissement dont nous ne l'aurions pas jusqu'alors pensé capable. Ses dernières nouvelles et surtout ses derniers romans sont sur ce point bien significatifs. Et, en même temps qu'il s'attendrit, il s'épure, il devient moins brutal, moins cynique, il est attiré par la peinture de sentiments plus délicats. Après des romans comme Bel Ami et Mont-Oriol, dont les personnages n'ont pour la plupart rien que de grossier, de sensuel et presque d'animal, Pierre et Jean dénote chez l'écrivain, avec sa vigueur coutumière, une singulière finesse d'analyse et une sensibilité qu'on ne lui connaissait pas encore ; Fort comme la mort et Notre cœur nous transportent dans les milieux que ne fréquentait guère l'auteur de la Maison Tellier, et témoignent d'une conception de l'amour qui ne ressemble en rien à celle dont procédaient les Contes de la Bécasse.
     Quelque valeur qu'aient ses romans, et même si deux au moins, Une vie et Pierre et Jean, méritent une place éminente entre les productions de notre littérature romanesque pendant la dernière moitié du siècle, il n'en est pas moins vrai que Maupassant restera, non comme romancier, mais comme nouvelliste. Ses qualités les plus originales trouvent dans la nouvelle leur cadre le mieux approprié. Ce genre, après avoir produit chez nous tant de petits chefs-d'œuvre, était tombé dans la discrédit : il le fit revivre et, tout en y conservant ces grivoiseries et même ces grossièretés qui toujours en furent la matière depuis les auteurs de fabliaux jusqu'à La Fontaine, il le modifia soit par un goût d'exacte vérité que n'avaient pas connu la plupart de ses devanciers, soit par une ferveur sensuelle qui n'est point gauloise, et d'où provient ce qu'il y a chez lui de poésie, surtout dans l'expression de la volupté ou dans la description de la nature, et aussi ce qu'il y a parfois de tristesse.
     On peut remonter jusqu'à Mérimée sans trouver un conteur qui soit comparable à Maupassant. Mais, si Maupassant ne le cède en rien à l'auteur de Mateo Falcone et de L'Enlèvement de la redoute par la netteté, la vigueur, la précision sobre et pittoresque, nous trouvons encore chez lui une aisance, une ampleur, j'oserais presque dire une bonhomie que n'avait point Mérimée. Et sans doute le conte, la nouvelle, est un genre assez exigu. Mais quelle qu'en soit l'exiguïté, ce genre lui a suffi pour se rendre l'égal des grands maîtres de notre langue. Nous ne savons trop quel sort fera l'avenir à tant de romans qu'a produits le XIXe siècle, j'entends ceux-là même d'un Balzac ou d'une George Sand, d'un Zola ou d'un Alphonse Daudet. Mais nous pouvons être dès maintenant assurés que, parmi les contes de Maupassant, il y en a bien vingt ou trente qui ne périront pas.




1. Né au château de Miromesnil (Seine-Inférieure) en 1850, mort en 1893. - Boule de suif (1880), La Maison Tellier (1881), Une Vie (1883), Contes de la Bécasse (1883), Pierre et Jean (1888).



Louis Petit de Julleville, « Guy de Maupassant », Histoire de la langue et de la littérature française des Origines à 1900, publiée sous la direction de L. Petit de JULLEVILLE, professeur à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris, tome VIII, Dix-neuvième siècle. Période contemporaine (1850-1900), Paris, Armand Colin, 1900, p.214-221.



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