« Maupassant »
Pendant les dix dernières années de sa vie, Maupassant eut à son service un homme excellent, intelligent et discret, nommé François. Pas si discret qu'il n'ait surpris beaucoup de détails appréciables sur la vie de son maître, mais assez discret pour n'avoir retenu que ce qui pouvait se conter tout haut, sans nuire en rien, bien au contraire, à la mémoire du romancier. Il apparaît tel qu'un de ces serviteurs que l'on voit en d'anciens romans, à la fois les domestiques et les amis de leurs maîtres, capables d'un bon conseil, d'une initiative heureuse. Valet de chambre, cuisinier, compagnon de route, François n'est pas le premier venu ; il a lu pas mal de livres, connaît bien l'oeuvre de Flaubert, a beaucoup voyagé et observé les hommes. Il tiendrait, je crois, et fort avantageusement, la place de beaucoup de maîtres. J'ai lu tout entier son livre de souvenirs sur Maupassant et je l'ai trouvé fort agréable, écrit avec mesure, avec simplicité, sans rien qui rappelle la mauvaise littérature. C'est un document qui demeurera et que consulteront toujours avec plaisir et avec fruit les lecteurs de l'un de nos conteurs les plus parfaits. Rien d'exceptionnel en ces pages, les faits de tous les jours d'une vie de travail entrecoupée par de nombreux déplacements. Le livre nous promène de Fécamp, où Maupassant avait une maison de campagne, à Cannes, où demeurait sa mère, en Algérie et en Italie, selon l'humeur vagabonde du romancier qui promenait un peu au hasard sa mélancolie et ses pressentiments. Maupassant, dans ces dernière années, ne voyage pas, il se déplace d'un endroit à l'autre, comme un peintre en quête de paysages et de points de vue ; il cherche des impressions nouvelles pour ses romans, qu'il n'arrive pas pourtant à varier beaucoup, car le décor d'un roman est une chose de bien peu d'importance et le meilleur est celui que l'on connaît le mieux et non le plus rare. C'est quand il ne connaissait que Paris et la Normandie qu'il a écrit ses chefs-d'oeuvre. Et puis, dans la dernière période de sa vie, il avait presque entièrement perdu les qualités sur lesquelles repose solidement son talent, la bonne humeur et la verve comique. Dans ses premiers contes, Maupassant domine son oeuvre, dont il est entièrement le maître. A la fin de sa vie, on sent qu'il est dominé par elle, qu'il lui appartient et qu'il ne la regarde plus avec cette sérénité ironique, avec cette liberté qui faisaient sa force. C'est une évolution très curieuse, presque douloureuse à suivre : peu à peu il s'ensevelit sous ses créations et sa personnalité disparaît. Ce n'est pas dans Notre Coeur qu'il faut chercher le vrai Maupassant, c'est dans Boule-de-suif, dans la Maison Tellier, dans toutes ces histoires amusantes et merveilleuses qui atteignent et surpassent l'art des conteurs italiens. J'ai relu, il n'y a pas très longtemps, la Maison Tellier et j'ai eu l'impression que c'était du Molière, tout simplement. Il faut prendre cette histoire, un peu gaillarde, pour ce qu'elle fut réellement dans l'esprit de l'auteur, une farce dans le goût du Médecin malgré lui ou de M. de Pourceaugnac. Vu ainsi, ce récit, un peu suspect au premier abord, apparaît admirable de comique. L'inconscience de la matrone, ses grands airs, la scène du wagon, celle de l'église, la déconvenue des habitués, leur joie du retour, toute la nouvelle enfin est de l'art moliéresque par excellence et où on ne trouve pas, la moindre trace d'imitation. C'est évidemment ce qu'a donné de meilleur la littérature naturaliste, qui a toujours trouvé dans le comique ses meilleures inspirations, et dont les chefs-d'oeuvre sont incontestablement la Maison Tellier, A Vau l'eau de Huysmans, et cet énigmatique Bouvard et Pécuchet de Flaubert, qui d'ailleurs les domine de très haut, qui représente, au-dessus de ces deux oeuvres parfaites, mais petites, la grande comédie émouvante et cruelle. Ce qui distingue le comique naturaliste du comique moliéresque, c'est qu'il est empreint de sensibilité. Molière est sec et implacable sauf en ses dénouements assez insignifiants ; les autres laissent filtrer un sentiment de pitié qui ajoute à leur oeuvre je ne sais quelle inquiétude. M. Folantin, dans A Vau-l'Eau est aussi lamentable que comique. Ce n'est pas sans émotion que l'on entend pleurer, pendant la communion, le filles de Mme Tellier. Quant aux deux bonshommes de Flaubert, leurs perpétuelles déconvenues dépassent le comique et font réfléchir mélancoliquement.
Remy de Gourmont, Promenades littéraires, 4e série, Paris, Mercure de France, 1912, p.143-148. |